đïž Rap et radio : frĂšres amis
De CarÂbone 14 aux freestyles de Jul, en pasÂsant par le Deenastyle sur Radio Nova, GeÌneÌrations et SkyÂrock, le rap sâest indeÌniablement conÂstruÂit sur les ondes FM. Aujourdâhui, aÌ traÂvers Apple Music et GruÌnt, il se pourÂrait meÌme que les rappeurs conÂtinÂuÂent de voir dans le forÂmat radio un moyen dâexpression privileÌgieÌ, entre improÂviÂsaÂtions et espaces de liberteÌ.
ArtiÂcle issu du TsuÂgi 147 : Radio ActivÂiÂty, La folle hisÂtoire des radios musiÂcales : des pirates aux webraÂdios, disponible Ă la comÂmande en ligne.
par Maxime DelÂcourt
Lâanecdote est conÂnue, mais meÌrite dâeÌtre raconteÌe une nouÂvelle fois : en 1996, SkyÂrock profÂite dâune loi imposant la difÂfuÂsion dâau moins 40 % de musiques franÂcophÂoÂnes pour devenir lâautoproclameÌe « premieÌre sur le rap ». ProbÂaÂbleÂment inspireÌe par le paysage radioÂphonique ameÌricain, lâeÌquipe parisiÂenne a meÌme lâintelligence de conÂfiÂer cerÂtaines de ses eÌmissions aÌ des activistes du hip-hop : Jacky des Negâ MarÂrons est chargeÌ de Couvre-feu, Cut Killer du Cut Killer Show, JoeyStarr de Sky B.O.S.S., tanÂdis que lâanimateur vedette de la radio, Fred Musa, accueille une grande parÂtie du rap français dans PlaneÌte rap, un proÂgramme aujourdâhui mythique, ausÂsi bien pour ses freestyles leÌgendaires que pour ses instants improbÂaÂbles. PenÂsons aÌ ce jour ouÌ PNL a envoyeÌ un singe pour assurÂer la proÂmoÂtion de Le monde Chico.
ReÌvolution en sous-sol
Des moments de radio, le rap français nâa pas attenÂdu SkyÂrock pour en connaiÌtre. DeÌs ses preÌmices, aÌ lâaune des anneÌes 1980, la libeÌralisation des ondes FM perÂmet aÌ cette nouÂvelle culÂture de renÂconÂtrÂer un cerÂtain eÌcho. Il y a les interÂvenÂtions scandeÌes de Phil BarÂney sur CarÂbone 14, FunkÂaÂbilÂly sur Radio Arc-en-Ciel, quelques eÌmissions speÌcialiseÌes sur RDH (Radio DifÂfuÂsion HandÂiÂcapeÌ), ou encore Radio 7, heÌbergeÌe dans les locaux de Radio France, ouÌ il nâest pas rare de voir quelques bâboys tester leurs derniers mouÂveÂments. ParÂmi eux, il y a notamÂment SidÂney, qui profÂite de ce temps dâantenne inespeÌreÌ pour laÌcher quelques rimes dans un yaourt anglophone.
On est alors avant H.I.P. H.O.P., que SidÂney preÌsentera sur TF1 sur les bons conÂseils de Marie-France BrieÌre, une anciÂenne de Radio 7, mais tout est laÌ : la libÂerteÌ de ton, la spontaneÌiteÌ, la sauvagerie du direct, cet amaÂteurisme flaÂgrant mais comÂpenseÌ par une eÌvidente pasÂsion et, deÌjaÌ, ces renÂconÂtres fonÂdaÂtriÂces. ApreÌs tout, nâest-ce pas sur Radio 7 que la phoÂtographe Sophie BramÂly rameÌne les dernieÌres sorÂties new-yorkaises ? Nâest-ce pas sur Radio Star que DJ LBR accueille les jeunes MC Solaar, StoÂmy Bugsy, PasÂsi ou Big Red ? Nâest-ce pas sur RDH que Bad BenÂny conÂseille aÌ Dee Nasty de posÂer son flow sur ce qui sera le preÂmier album de rap français (Paname City RapÂpinâ, en 1984) ? Nâest- ce pas eÌgalement sur RDH quâune amiÂtieÌ est scelleÌe entre Dee Nasty et Lionel D, dont les improÂviÂsaÂtions, saluÂtaires mais pas touÂjours abouties, emporÂtent lâadheÌsion ?
Il est de toute façon imposÂsiÂble de ne pas sâarreÌter un instant sur Dee Nasty, dont le Deenastyle agite deÌs novemÂbre 1988 les locaux de Radio Nova tous les dimanchÂes soir, de 22 h aÌ minuÂit, quand lâenthousiasme geÌneÌral ne proÂlonge pas les sesÂsions bien au-delaÌ du creÌneau conÂvenu. « On ferme en parÂtant. On est treÌs libres, raconÂte le DJ dans le catÂaÂlogue de lâexposition Hip-Hop 360. Lionel D finit par rapÂper tous ses textes, on est rapiÂdeÂment aÌ court, on appelle donc les rappeurs quâon connaiÌt, et la suite, câest deux anneÌes dâeÌmissions ouÌ ça deÌfile⊠» ObseÌdeÌs par lâideÌe de passÂer aÌ lâantenne, les rappeurs sont touÂjours plus nomÂbreux aÌ sâinviter dans les locaux de Nova, tanÂdis que les plus jeunes (ou tout simÂpleÂment ceux qui nâont pas pu entrÂer) enregÂistrent religieuseÂment lâeÌmission pour mieux la deÌbriefer le lendeÂmain avec les potes. On en connaiÌt meÌme qui, aÌ lâinstar de DriÂver, sâapproprient carreÌment les rimes entenÂdues la veille pour flamÂber dans la cour de reÌcreÌ. LâeÌnergie est grisante, Deenastyle difÂfuse du français aÌ une eÌpoque ouÌ il nâexiste pas en dehors des MJC, et les rappeurs en profÂiÂtent. MC Solaar y rappe son futur hit « Bouge de laÌ Â», EJM et Nec + Ultra impresÂsionÂnent aÌ chaque prestaÂtion, NTM aiguÂise ses premieÌres punchÂlines et AssasÂsin peaufine sa « ForÂmule secreÌte ». Un an plus tard, pourÂtant, cette petite bulle underÂground eÌclate : Nova se recenÂtre autour de son conÂcept de « sono monÂdiÂale », peutâeÌtre agaceÌe par de (trop ?) nomÂbreux inciÂdents. PenÂdant lâeÌmission, il nâest pas rare en effet que des grafÂfeurs recouÂvrent les locaux de tags, que des inviteÌs emporÂtent avec eux le stanÂdard teÌleÌphonique ou que des bagarÂres eÌclatent. En atteste cette eÌmission ouÌ Dee Nasty reÌgle ses comptes avec IZB, inciÂtant Nova aÌ tirÂer le rideau sur cette aventure.
Si Deenastyle geÌneÌre encore des treÌmolos dans la voix de ceux qui ont pu y tenÂdre lâoreille, sa disÂpariÂtion ne marÂque touteÂfois pas un temps dâarreÌt pour le rap français. Une nouÂvelle deÌcennie sâouvre, les rappeurs qui avaient leurs habiÂtudes chez Nova sâappreÌtent aÌ explosÂer, une comÂpiÂlaÂtion acte la naisÂsance offiÂcielle dâune sceÌne française (RapÂatÂtiÂtude) et dâautres radios prenÂnent peu aÌ peu le relais. Câest le cas de Mo Bass sur Radio libÂerÂtaire ouÌ offiÂcient DJ LBR et son staÂgiaire, un cerÂtain CleÌment dâAnimalsons, futur beatÂmakÂer de BooÂba. Câest le cas ausÂsi de Kool & Radikal sur FreÌquence Paris Plurielle et GeÌneÌrations 88.2, ouÌ lâeÌmission quoÂtiÂdiÂenne OrigÂiÂnal BomÂbatÂtak accueille aÌ peu preÌs tous les rappeurs en vogue (Mafia Trece, Fonky FamÂiÂly, ATK, La Brigade et BusÂta Flex). Avec, aÌ chaque fois, la meÌme volonteÌ de metÂtre en avant les freestyles, ce moment ouÌ les cerveaux ne pensent quâen rimes, cet exerÂciÂce de style ouÌ les rappeurs se jauÂgent, ouÌ seul compte le sens de la forÂmule. Quâimporte alors si les annonÂceurs se monÂtrent reÌfractaires, au point de refuser dâinvestir dans des radios « qui passent de la musique pour les Arabes et les Noirs », les eÌmissions se mulÂtiÂplient. Un bref mouÂveÂment du bouÂton de reÌglage sufÂfit alors aÌ passÂer dâun freestyle du colÂlecÂtif Time Bomb sur GeÌneÌrations aÌ des anonymes comÂmenÂtant avec ferÂveur le rap sur des ondes locales. AÌ lâimage de Fifou qui, avant de phoÂtograÂphiÂer la quasi- totalÂiteÌ de la sceÌne hexagÂoÂnale, a deÌbuteÌ sur ValleÌe FM, dans le 77, aniÂmant une eÌmission tous les jeudÂis soir. « DJ Mars, lâun des fonÂdaÂteurs de Time Bomb, avait un proÂgramme juste apreÌs le mien, raconte-t-il. La Brigade, BisÂso Na BisÂso : beauÂcoup de rappeurs sont donc passeÌs dans nos locaux. Puis il y a eu les anneÌes GeÌneÌrations, ouÌ jâassistais aÌ lâeÌmission de ma pote Princess AnieÌs, GeÌneÌrations 2000. AÌ lâeÌpoque, les radios occuÂpaient un roÌle cenÂtral dans la difÂfuÂsion du rap français. Câest vraiÂment ce qui a façonneÌ cette culÂture, ça fait parÂtie de son ADN. » SouÂvent taxeÌe dâopportunisme, SkyÂrock sâen fait le porte-voix avec eÌnergie. En 1999, la radio bloque la CanebieÌre le temps du PlaneÌte rap de KâRhyme Le Roi et FreeÂman, avec les gars dâIAM en inviteÌs de marÂque. La meÌme anneÌe, au moment de ceÌleÌbrer la sorÂtie des Princes de la ville du 113, câest toute la Mafia Kâ1 Fry qui arrive en stuÂdio, accompagneÌe par des visÂages bien conÂnus du grand banÂditisme (AntoÂnio FerÂrara, Jean-Claude BonÂnal). Cette libÂerteÌ fait naiÌtre presque ineÌvitablement des moments de tenÂsion â en 2012, Rohff deÌbarque aÌ lâantenne pour sâexpliquer avec Fred Musa, quâil soupçonne de moqueries â, mais elle a au moins le meÌrite de laissÂer le micro ouvert aÌ ceux qui ont le verbe facile et sont deÌtermineÌs aÌ se faire entendre.
LâodysseÌe suit son cours
Aujourdâhui, cette ferÂveur est touÂjours perÂcepÂtiÂble. LâeÌpoque a beau eÌtre domineÌe par le streamÂing et les lives Twitch, les rappeurs ont beau snober les grandes radios (NekÂfeu, PNL, Alpha Wann) ou lancer leur proÂpre meÌdia (OKLM de BooÂba, TheÂVie Radio de Damso), le rap conÂtinÂue de compter sur les ondes radioÂphoniques pour eÌtre difÂfuseÌ. Ces dernieÌres anneÌes, il a meÌme trouÂveÌ refuge ailleurs, notamÂment sur France Inter, Apple Music et Europe 1 (Verveine UnderÂground). Reste que câest lorsque les eÌmissions se deÌtachent de lâagenda proÂmoÂtionÂnel quâelles renouent le plus netÂteÂment avec les ideÌaux du passeÌ. AÌ lâimage de GruÌnt, qui a fait de ses freestyles conÂviviÂaux des perÂforÂmances ausÂsi essenÂtielles que deÌfricheuses â rapÂpelons que le preÂmier freestyle de la radio, en 2012, reÌunissait Lomepal et NekÂfeu. « Sur la forme, on nâa rien inventeÌ, preÌcise Jean Morel, creÌateur de GruÌnt. On a juste comÂpris que lâon avait besoin de peu pour reproÂduire ce qui avait eÌteÌ fait dans les anneÌes 1990 : un vinyle, un micro et des mecs qui rapÂpent sur lâinstru.»
GruÌnt, financeÌ de manieÌre totaleÂment indeÌpendante, ne saurait touteÂfois se reÌsumer aÌ ses freestyles : ce sont ausÂsi des eÌmissions pointues, des podÂcasts speÌcialiseÌs et un tas de reÌcits dâactivistes disponibles via une appliÂcaÂtion. « On a deÌveloppeÌ un systeÌme de notiÂfiÂcaÂtions qui nous perÂmet de prenÂdre lâantenne aÌ tout moment, de manieÌre sauvage, hisÂtoire de revenir aÌ cette radio de lâaccident que lâon aime », note Jean Morel. Avant de conÂclure, comme pour soulignÂer que le rap nâest peutâeÌtre jamais ausÂsi beau que lorsquâune fusion sâopeÌre en direct entre un flow, un beat et une inspiÂraÂtion : « Certes, câest le meilleur moyen de se cassÂer la gueule, mais pour moi, cette fameuse magie de la radio a justeÂment lieu quand on entend des mecs comme Isha ou LimÂsa dâAulnay posÂer sur des instrus quâils deÌcouvrent. »
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