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© Chantier des Francofolies
15 avril 2024

On s’est incrustés au Chantier des Francos de La Rochelle

par Corentin Fraisse

Chaque année à La Rochelle, dans un cadre assez fou, les Francofolies accompagnent des artistes émergents durant des sessions intensives de travail artistique. Ce dispositif, résidence unique en France, c’est le Chantier des Francofolies. On a voulu voir ça de l’intérieur, comprendre comment on forme -ou plutôt conseille- les grands artistes de demain. Alors on a passé quelques jours avec eux à la maison Deman, sur les remparts.

chantier francos la rochelle

© Le Chantier des Francofolies

Premiers jours de printemps, timing idéal pour découvrir La Rochelle. Raté, puisqu’un vent puissant et le déluge nous servent de comité d’accueil. Qu’importe, rien ne pouvait entamer notre curiosité. Puisqu’en ce début de saison, on rejoint le Chantier des Francofolies, qui occupe une place à part dans les programmes d’accompagnement de projets émergents. 4 sessions par an, d’une semaine chacune, avec à chaque fois 3 nouveaux projets artistiques accompagnés.

Depuis son lancement en 1998, le Chantier a vu passer de nombreux chanteurs-chanteuses, qui ont depuis eu des carrières jalonnées de succès : Suzane, Pomme, Christine & The Queens, Hoshi, Bigflo et Oli, Ben Mazué, Therapie Taxi, Feu! Chatterton, November Ultra,PPJ, Poppy Fusée, Aloïse Sauvage, Hervé, Yoa, Malik Djoudi, Bonnie Banane, Terrier, Fils Cara, Martin Luminet, Lucie Antunes, Juliette Armanet, Zaho de Sagazan ou encore Zinée… Ah oui d’accord.

 

 

Havre de paix, pour aller au charbon

On rejoint la troisième session de l’année. Comme à chaque fois, trois artistes sélectionnés -accompagnés de leurs musiciens- enchaînent les ateliers, de 9h30 à 20h du lundi au vendredi, entre deux lieux emblématiques : la salle de spectacle du Chantier, tout près de l’eau ; et à quelques mètres de là posée sur les remparts, la maison Deman, entièrement dédiée aux artistes depuis 2011. Esprit maison de vacances pour travailler, sur trois étages.

Cette semaine ce seront Joanne Radao, Nemo et James Baker qui vont s’y coller. Quand on débarque mercredi matin, le ‘réveil musculaire’ collégial est déjà terminé. Le soir précédent, il y a eu une ‘jam session’ pour que tout le monde se détende, que les un-es apprivoisent les autres, pour se découvrir et créer une cohésion. Au fil de la semaine, il y a également une masterclass professionnelle ainsi qu’un atelier bien-être/santé mentale/corps et esprit par Adrien Deygas.

Chacun-e est désormais à son atelier : entre ‘chant’, ‘corps’ et ‘studio’. À chaque fois des intervenants prestigieux, elles et eux-même artistes. Depuis le rez-de-chaussée, on entend des vocalises à travers le plancher.

 

« On entrouvre tout un tas de petites portes »

À l’étage, la salle de chant face à l’océan. C’est désormais le terrain de jeu de Carole Masseport, qui intervient au Chantier depuis six ans. Avec elle, les jeunes artistes travaillent la technique vocale et le lâcher-prise : « je leur apprends à préparer leurs voix, explique l’intervenante. On analyse les morceaux, leurs propres compositions » pour qu’ils apprennent à avoir un recul sur leur pratique. « Parce que souvent, ce sont de jeunes artistes qui ont fait les choses instinctivement (…) Mais il y a parfois de petits ratés, des choses à revoir ».

On parle oscillation de note, résonance des voyelles, basculement en voix de tête. Elle s’attelle avec James Baker, à son titre « Mastermind » pour un travail pratique. On appuie les détails : décroiser les jambes, réveiller les graves, ouvrir la mâchoire. Chaque syllabe est décortiquée, son ouverture, sa prononciation. L’interprétation scénique change beaucoup de choses, et tout s’ouvre au fil des minutes. « Le cœur ou le corps du métier, c’est d’adapter le disque au live ».

C’est le même objectif qui se joue dans la salle mitoyenne, dans le mini-studio. On retrouve Joanne Radao en grande discussion avec son guitariste, et Laurent Lamarca, auteur-compositeur-interprète émérite (accompagné il y a quelques années par le Chantier, il y est devenu intervenant). Ici, on réfléchit à comment adapter ses titres pour la scène. Souvent, il faut changer la structure, écrémer le nombre de pistes -souvent nombreuses chez les jeunes artistes, surtout s’ils composent et mixent eux-mêmes… Penser malin pour que ça sonne sur scène.

Comme durant toute la semaine, c’est une discussion. « Tu rentres dans l’arrangement, dans le coeur de ce qu’ils font, détaille Laurent Lamarca. Donc il faut y aller tout doux avec les conseils et les changements. » Même dans les remarques, le but n’est pas non plus de gronder/braquer les artistes ou de leur dire quoi faire.

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© Corentin Fraisse

On ne dérange pas plus longtemps ce moment quasi-intime. On se faufile dans le studio de danse, où le chorégraphe Jonathan Pranlas-Descours accueille une session ‘corps’. Là, les artistes travaillent précisément à la gestion et conscience de leur corps. Avec des conseils très précis sur chaque mouvement : l’amplitude des gestes, le placement du regard, les interactions scéniques.

Tout est dirigé vers l’artistique pour préparer l’exercice ultime du live.

james baker la rochelle

© Corentin Fraisse

Plus tard dans la salle du Chantier des Francofolies, Nemo et son sidekick informaticien Bart (dont on vous a déjà parlé dans Tsugi) travaillent leur live. Sous la houlette d’un duo formé d’un coté par Laurent Lamarca ; de l’autre par Katherine Gierak alias Mademoiselle K, qui jouait aux Francos pas plus tard qu’en juillet dernier -pour défendre son très bon dernier album, Mademoiselle K. On décortique les chansons, on fait le ménage dans les pistes, on synthétise pour fixer une setlist.

L’objectif, c’est de constituer un set de 20 minutes d’abord, pour un filage-concert test le jeudi, devant des partenaires invités pour l’occasion. Puis un set de 30 minutes, pour un concert devant public le vendredi soir. Il faut penser au déroulé du concert, à l’arrivée sur scène, l’expression scénique, la gestion des éléments video… Le tout est d’être efficace dès maintenant.

Là encore, les conseils de Laurent Lamarca et Mademoiselle K mettent l’accent sur des détails. Exemples, on se demande comment gérer les différences d’intensité dans le set, savoir que faire de son corps pendant les parties instrumentales, ou décider de quand Nemo doit retirer son couvre-chef pour révéler sa tignasse blonde. Tout ce qui fera la différence dans l’adrénaline du concert.

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© Chantier des Francofolies

Le verdict du live

Jeudi soir, la salle du Chantier est pleine, il est 20h et quelques. L’heure où l’on devrait voir les premiers fruits du travail accompli depuis lundi. Et pendant quasi 1h30, on va voir trois bêtes de scène se révéler. La pression d’ouvrir la soirée ne semble pas effleurer Joanne Radao, à l’aise comme si elle tournait depuis quinze ans déjà. Elle remercie longuement le Chantier. Sur chaque chanson, dansante et/ou engagée, elle emporte le public par la voix et la prestance. On est passés d’une assemblée timide à une salle qui danse, en l’espace de deux titres.

Le live de Nemo est si efficace ; le public est on-ne-peut-plus réceptif. Nemo oscille entre le mystère du début et la fin rageuse, le punk par l’hyperpop. De très bonnes chansons, une énergie dévastatrice, un perso intriguant. Même le ‘carte pleine’ de la caméra (sans doute pas prévu) diffusé sur l’écran en fond de scène, est parfaitement cohérent avec l’esthétique du projet Nemo. Les planètes étaient alignées.

Alors qu’on pensait honnêtement être éloigné des chansons de James Baker, on n’a pu qu’être impressionné par cette performance de superstar. Polaire à zip, cheveux bouclés et lunettes simili-D&G style années 2000. Mais surtout des mélodies qui restent, des textes, des fulgurances dans les graves, un côté théâtral qui fonctionne et un charisme à pousser les murs.

Joanne Radao, Nemo, James Baker : tout ce petit monde sait déjà très bien tenir un public.

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James Baker, NEMO et Joanne Radao  © Chantier des Francofolies

Malheureusement, on ne verra pas le live final du lendemain soir. De tout façon, qu’auront-ils pu faire de mieux ? Avant de quitter le Chantier et La Rochelle, on assiste au traditionnel moment d’échange du vendredi matin. Un artiste extérieur vient en observation pendant un ou deux jours. Cette année c’est Waxx, musicien aussi humble qu’expérimenté, qui vit sa carrière artistique dans le partage, le croisement des styles et des origines. Autour du piano et d’un café, on discute de choses essentielles.

Comment les trois jeunes artistes se projettent sur la suite, de parcours différents, de développer sa curiosité pour les autres, d’inquiétudes, de succès et des chiffres trompeurs qui peuvent changer une carrière, de penser la musique de manière collective, de santé mentale. Surtout, le discours est positif, compréhensif, accompagnant. Comme toute la semaine, c’est une discussion, encore une fois d’artiste à artistes.

« Vous allez voir, en tout cas je vous le souhaite. Les gens qui passent par les Francofolies de La Rochelle, par le Chantier, se sentent investis positivement dans leurs actions menées, même des années après ! » 

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© Corentin Fraisse

 

C’est aussi ce que disait Marc Mottin, coordinateur artistique au Chantier. Ici le DA, producteur et manageur (notamment d’Oxmo Puccino, Jazzy Bazz) a pris la suite de Sébastien Chevrier, pour chapeauter ces semaines de travail. Selon lui, le Chantier et les Francos sont devenus un label.

Un tampon qui adoube, une marque de confiance. C’est ainsi que Zaho de Sagazan a été repérée par son label, par exemple. Même histoire pour Yoa, Martin Luminet, Terrier et bien d’autres. Mais l’essentiel pour Marc, c’est de créer des espaces de travail où l’artistique est au centre du débat. Et que le suivi de ces projets dépasse cette ‘simple’ semaine de travail.

 

 

Et après le Chantier ?

Car la suite, c’est quoi ? Déjà, que certains artistes du Chantier soient programmés aux Francos. Que ce soit en scène classique, ou ‘en intercale’. Ensuite, que la salle du Chantier et la maison Deman leur soient toujours ouvertes. Preuve en est, November Ultra et Martin Luminet sont venus pour bosser dans le cocon de la maison Deman. Effectuer un suivi avec les artistes que ce soit des mois ou des années après. De les accompagner dans l’approche administrative, institutionnelle (labels, SACEM etc). Bref le pack complet, centré sur l’artistique, mais pas que.

 

Demandez à Pomme, par exemple, si le Chantier a eu un impact sur elle. Comment il a bouleversé sa carrière, quand elle est arrivée en 2017 au Chantier, coincée dans un personnage de fifille modèle qu’elle n’avait pas choisi, dans un rôle qui n’était pas elle, dans des chansons qui ne lui ressemblaient pas (elle a, depuis, parlé précisément de cette période douloureuse, qui dépassait l’emprise seulement musicale). Avant de comprendre, en partie ici à La Rochelle, qu’elle pourrait s’exprimer autrement artistiquement sans forcément suivre au pas, une ligne de conduite tracée par un label.

« On essaie de leur donner des clés et de toujours repenser le chantier », continue Marc Mottin. « Penser à son but, à ce qu’on peut apporter aux artistes. Parce que les besoins d’il y a dix ans ne sont plus tout à fait les mêmes qu’aujourd’hui. Et les enjeux non plus ». Pas d’inquiétude alors pour Joanne, James, Nemo + toutes celles et ceux qui passeront par ici : comme le dit joliment Marc « quand tu rentres au Chantier, c’est pour toute la vie ». (Et non, malgré la formule ce n’est pas un coup de pression mafieux : plutôt la célébration d’une famille qui se crée.)

 

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© Chantier des Francofolies

chantier francos la rochelle

© Chantier des Francofolies

 

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