La rédaction de Tsugi vous propose de découvrir cinq albums usant de field recording — autrement dit, enregistrement de terrain — avec l’un des spécialistes de cette pratique, Alexandre Galand, historien de l’art et auteur du livre Field recording : l’usage sonore du monde en 100 albums

En 2012, Alexandre Galand, auteur d’une thèse sur la peinture flamande du 16ème siècle et amateur de musique expérimentale, publie Field recording : l’usage sonore du monde en 100 albums (éditions Le Mot et Le Reste). Passionnant et fourni, l’ouvrage décrypte les différentes pratiques de l’enregistrement de terrain, mettant à l’honneur la musique que le monde produit et ceux qui avec patience et lenteur se frottent à ses notes imprévisibles. 

Cette année, Alexandre Galand fait paraître cette une version augmentée de son livre, enrichie d’une bibliographie et d’une discographie étendue, ainsi que de deux essais inédits. En conviant la pensée de différents auteurs et autrices, l’auteur se concentre sur la question écologique alors que l’urgence de la crise climatique s’intensifie et qu’aucun espace n’échappe au bruit des humains. Pour Tsugi, il nous livre et décrypte cinq albums, permettant de nous initier à la pratique du field recording

Couverture "Field Recording, l'usage sonore du monde en 100 albums" de Alexandre Galand © Editions Le Mot et Le Reste, DR
Couverture « Field Recording, l’usage sonore du monde en 100 albums » de Alexandre Galand© Editions Le Mot et Le Reste, DR

Chassol : la porte d’entrée 

Chassol est un compositeur et arrangeur français qui transforme les bruits humains quotidiens en une composition musicale. Cette harmonisation de ses enregistrements de terrain a commencé à la Nouvelle-Orléans avec le projet Nola Chérie, puis s’est poursuivie en Inde avec Indiamore et en Martinique avec Big Sun. La particularité de Chassol est de combiner les enregistrements sonores à des éléments visuels, ce qui donne une dimension ludique et immersive à son travail.  

“Cela donne une musique hybride – électronique, jazz et field recording – avec une portée musicale très claire. Pour les personnes qui découvrent le genre, c’est une bonne entrée.” 

Matts Arnberg & Various Artists, Ancient Swedish Pastoral Music : enregistrer ce qui va disparaître  

L’une des dimensions du field recording est sa fonction de collecte et d’enregistrement de pratiques menacées de disparition. Ancient Swedish Pastoral Music en est l’exemple. On y entend les chants mélodieux de deux bergères suédoises résonnant dans les paysages montagneux. Vestiges d’une musique dont les racines remonteraient au Moyen-Âge, ces chants enregistrés en 1954 permettaient de rassembler les troupeaux et de repousser les prédateurs. 

“Je me souviens avoir été particulièrement marqué par la dimension spatiale des enregistrements de ce disque. J’avais réellement l’impression d’entendre le paysage. Ce travail possède une fonction mémorielle, comparable à celle des premiers anthropologues. Ces derniers se rendent auprès de peuples natifs d’Amérique du Nord, conscients que certaines cultures risquent de disparaître, afin de sauvegarder les connaissances et les savoirs transmis à travers les échanges avec ces populations. De la même manière, les collecteurs de musiques traditionnelles enregistrent des pratiques qu’ils savent fragiles, dans un contexte d’uniformisation et de colonialisme.”

David Dunn, The Sound of Light in Trees : joindre l’utile à l’agréable

Et si le field recording mêlait à la fois l’utile à l’agréable ? Avec The Sound of Light in Trees, David Dunn enregistre les scolytes, ces insectes qui ravagent des zones forestières et dont les bruits sont inaudibles. Avec ses collaborateurs, spécialistes de la gestion forestière, le chercheur en bio acoustique constate que la diffusion de ces sons ralentit l’activité alimentaire des scolytes et, par conséquent, freine la destruction des arbres. 

“C’est un excellent exemple de travail qui met en avant l’écoute, l’attention, la patience et l’intérêt porté à des phénomènes modestes. Il ne s’agit pas seulement de s’intéresser aux oiseaux aux chants les plus mélodieux : les preneurs de son qui travaillent sur les phénomènes sonores naturels cherchent aussi à capter des sons discrets, voire inaudibles. L’inaudible est précisément ce que l’on peut rendre perceptible grâce à un équipement adapté. La prolifération des scolytes est favorisée par les monocultures d’épicéas, qui leur offrent un terrain idéal, ainsi que par le réchauffement climatique. Le travail de David Dunn alerte sur ces problématiques environnementales tout en s’inscrivant, à l’origine, dans une démarche artistique.” 

Roger Payne, Song of the Humpback Whale : le best-seller 

Une nuit, Roger Payne découvre un marsouin échoué sur le sable. L’animal est estropié, on lui a même enfoncé un mégot de cigare dans la chair. Horrifié, le chercheur en bioacoustique décide de se consacrer à l’étude et la protection des cétacés. En 1970, il publie Song of the Humpback Whale, un ensemble de chants de baleines à bosses qui sera un véritable succès avec près de 170 000 exemplaires vendus entre 1970 et 1977. Les cétacés vont pleinement intégrer la musique populaire, on en entend par exemple dans « Moving » de Kate Bush ou encore « Le Paradis Blanc » de Michel Berger. 

“Quand on écoute le chant des baleines, c’est assez incroyable. Aujourd’hui, les scientifiques savent que l’on peut repérer leur chant d’un point de vue individuel : il est composé de tas de modulations et de variations puisque c’est un langage extrêmement complexe qui peut évoluer et accueillir de nouveaux thèmes. Il possède des qualités mélodiques incontestables et dégage une forme de mélancolie que l’on ne peut pas s’empêcher de relier au contexte écologique, dont on commence à prendre conscience dans les années 1970.”

Matmos, Ultimate Care II  : réenchanter le quotidien

En 2016, le groupe de musique électronique Matmos sort Ultimate Care II, un album produit entièrement avec des bruits de machines à laver. Une pratique qui se rapproche de la musique concrète, l’utilisation de sons du monde réel pour créer de la musique. Ce n’est pas la première fois que des malins tendent le micro vers des objets du quotidien, Alexandre Galand répertorie dans son livre, Lee Patterson et son Egg Fry #2, dans lequel il enregistre pendant quinze minutes, son œuf cuire. 

“Lorsque l’on fait l’expérience du casque et du micro, on peut placer ce dernier près de sources sonores ordinaires et se rendre compte que, soudain, apparaissent des textures et des rythmiques extrêmement intéressantes dans des choses pourtant banales. On est face à une pratique qui met en jeu une véritable dimension écologique : pourquoi partir à l’autre bout de la planète quand on peut composer avec les sons que l’on a à portée de main.”