Cinq ans ont passeÌ depuis lâapparition fulgurante de Fishbach marqueÌe sous le sceau des anneÌes 1980. Le retour de la jeune femme, aperçue dans la seÌrie Vernon Subutex, eÌclate dâune nouvelle couleur, plus futuriste et luxuriante. Rencontre.
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D’une Ă©lection prĂ©sidentielle Ă une autre. En 2017, nous entrons en Macronie lorsque Flora Fischbach deÌboule avec AÌ ta merci. EÌvoquant autant Desireless que Depeche Mode ou Spandau Ballet, ce premier album charismatique repousse autant quâil seÌduit. Certainement clivant. Ce qui nâest pas pour nous deÌplaire. Cinq ans plus tard, alors que lâon sâappreÌte aÌ glisser un nouveau bulletin dans lâurne, cette femme sauvage aÌ lâapparente froideur revient devant les eÌlecteurs de la chanson. Ni tout aÌ fait ni le meÌme, ni tout aÌ fait un autre, Avec les yeux sâaffiche beaucoup plus complexe, tant en musique que dans les textes, que le simple deÌcalque des anneÌes 1980 dans lequel ses deÌtracteurs veulent aÌ tout prix lâenfermer. Bien suÌr, cette « fameuse » deÌcennie brille sur « Masque dâor » ou « Tu es en vie« , mais Fishbach, deÌsormais jeune trentenaire, deÌmontre surtout une capaciteÌ aÌ sâaffranchir des eÌtiquettes pour deÌvelopper sa propre identiteÌ. Chanson maximaliste, sideÌrante, meÌlancolique, ouÌ elle pousse non sans humour les modulations de sa voix dans ses derniers retranchements. AÌ fleur de peau, la chanteuse surfe sur les notes syntheÌtiques en dessinant des « Arabesques » meÌlodiques qui postulent sans probleÌme au sommet des Top 50 dâhier, dâaujourdâhui et surtout de demain.
Quand je tâai intervieweÌe pour ton premier album, tu mâavais dit « il faut faire attention aÌ la fulgurance, elle peut eÌtre treÌs rapide dans la monteÌe comme dans la descente ». Ce risque existe-t-il encore ?
Je nâen sais rien. Jâai deÌjaÌ la chance de sortir un deuxieÌme album parce que jâaurais pu mâarreÌter apreÌs le premier. Mais comment va-t-il eÌtre reçu ? (Elle reÌfleÌchit) ForceÌment, cela ne sera pas la meÌme chose. Tant mieux, sinon ce serait de la routine, et on ne fait pas ce meÌtier pour ça. La fulgurance, câest normal pour un premier album. Câest une deÌcouverte, donc câest excitant aussi bien pour les gens qui le reçoivent que pour les gens qui le donnent. Quand jâeÌtais plus jeune, jâaspirais aussi aÌ des choses plus fulgurantes. Je ne pense pas que je sois assagie, mais je muÌris donc je me fais moins peur.
As-tu ressenti une forme de pression ?
Oui, mais surtout celle que je me colle : « Quâest-ce que je veux dire ? Quâest-ce que je veux faire ? Est-ce que je suis dans le controÌle ou est-ce que je continue dâagir de manieÌre instinctive ? » Inutile de te dire que jâai choisi la seconde option. Sinon, je suis assez sereine. Comme je suis de nature pessimiste, je serais presque plus rassureÌe si câeÌtait plutoÌt un four quâun succeÌs. (rires)
Que serait un four pour toi ?
Que je me retourne sur ce que jâai fait, et que je pense que ce nâest finalement pas terrible. Mais jâai pris le temps et je nâai aucun regret. Jâaurais bien voulu sortir des choses plus toÌt, mais sur de plus petits formats. Jâaime bien eÌcouter des EPs quatre titres. Pour moi un album huit morceaux, câest parfait, bon laÌ jâen ai mis onze. (rires) Ma vie de Fishbach a eÌteÌ treÌs intense. AÌ un moment donneÌ, on se demande qui on est, qui on est devenu. Il a fallu que je prenne un peu de recul, je me suis occupeÌ de ma vie personnelle. Ce nâeÌtait pas du luxe.
Comme un besoin de te retrouver avec toi-meÌme ?
Oui, mais câest commun aÌ beaucoup dâartistes. Il y a eu en plus cette crise. Au moment ouÌ jâeÌtais preÌte aÌ mây remettre, aÌ voyager, il y a eu une introspection imposeÌe. Pause. Pas trop le choix. Le premier morceau que jâai eÌcrit, câest « Masque dâor » en 2018. Puis jâai composeÌ treÌs lentement jusquâen deÌcembre 2020, ouÌ jâai eÌcrit « Dans un fou rire« . Ce nâest pas deux ans de travail tous les jours. Je ne suis pas une workaholic meÌme si jâadore ce meÌtier : tous mes amis sont artistes et lâon en parle en permanence. Mais jâaime bien aussi prendre le temps, lire un bouquin, me promener en foreÌt. Je crois que câest treÌs important. Je pourrais gagner plus, toucher plus de monde, mais je suis bien avec ma petite vie calme. Jâaspire aÌ quelque chose dâassez ordinaire en fait. Lâordinaire câest merveilleux.
OuÌ voulais-tu nous teÌleÌporter avec ce second album ?
Pour le premier disque, comme son nom lâindique, jâeÌtais aÌ la merci de lâautre, de lâauditoire, aÌ la merci dâun amour assez souffreteux. Avec les yeux, câest plutoÌt lâaventure. On est un peu reÌconcilieÌe avec soi-meÌme, avec le monde. On est moins amoureuse, câest plus un discours inteÌrieur. Jâai envie que les gens dansent avec eux-meÌmes avec ce disque.
Tes textes, meÌme ceux que tu nâas pas eÌcrits, sont toujours sujets aÌ de multiples interpreÌtations…
La double lecture, câest important parce que les morceaux vont vieillir. Câest un meÌtier quand meÌme treÌs schizophreÌne, chanteur. Tous les jours on dit la meÌme chose et dans un monde ouÌ on doit cacher ses sentiments, eÌtre dans le controÌle de soi, on nous pousse aÌ exacerber justement nos sentiments. Et pendant des anneÌes, il va falloir chanter les meÌmes chansons. Sâil y a un morceau que je nâaime plus, mais que les gens adorent, je suis obligeÌe de le jouer sur sceÌne. Et pour lâaimer sans cesse, il faut lui laisser de lâespace dans son interpreÌtation. Jâadore quand on me demande : « Mais quâest- ce que tu as voulu dire dans cette chanson ? » Je leur reÌponds souvent : « Et toi tu penses quoi ? » Alors les gens me racontent des trucs beaucoup plus inteÌressants que ce que jâai voulu dire aÌ la base. Mais je ressens la meÌme chose : combien de morceaux de MyleÌne Farmer ai-je eÌcouteÌs pendant des anneÌes, avant de me dire un jour que je nâavais pas compris ce quâelle avait voulu dire ? Je trouve cela geÌnial.
Musicalement, Avec les yeux est plus luxuriant, avec une ambiance plus futuriste je trouve. Quel roÌle a joueÌ Michael Declerck (producteur pour Gaspard AugeÌ ou Her, ndr) ?
Il a rendu le truc plus patate. AÌ la base, je produis mes arrangements, car jâenvisage les chansons dans leur inteÌgraliteÌ. Mais on a rejoueÌ des syntheÌs, on a enregistreÌ avec de vrais musiciens parce que je suis une pieÌtre guitariste. Pareil pour les voix. On a surtout passeÌ beaucoup de temps ensemble aÌ eÌtre amis, aÌ rire, aÌ eÌcouter de la musique. Ensuite, le travail en lui-meÌme est alleÌ assez vite. On bossait sur du sound-design, des couleurs de caisse claires. Je lâembeÌtais laÌ-dessus, je suis un peu chiante, car une caisse claire, soit ça date une eÌpoque soit ça lâantidate. Ce disque, câest un peu Matrix meÌdieÌval. (rires)
Les anneÌes 1980 sont quand meÌme toujours preÌsentes. Dans « Tu es en vie », il y a un coÌteÌ rock progressif aÌ la Journey ou Foreigner…
Ça me fait super plaisir que tu me dises ça. Effectivement jâai vraiment beaucoup eÌcouteÌ ce genre de musique dernieÌrement. Parce que maintenant, jâai une bagnole et jâadore conduire. Je suis une fille de routier et ma meÌre aurait voulu devenir pilote de rallye. Moi aussi, jâaurais pu faire ça si jâavais passeÌ le permis plus toÌt. La musique que lâon passe en voiture nâest pas la meÌme que celle que lâon eÌcoute en marchant ou dans son salon. Câest treÌs clicheÌ, mais jâai eÌcouteÌ des « road songs » : Bonnie Tyler, des trucs treÌs « guitar hero », treÌs glam. Je me suis fait plaisir sur ce morceau que jâadore.
LâeÌtiquette Fishbach/anneÌes 1980 est quelque chose qui tâagace ?
Pas du tout. Les eÌtiquettes, on ne peut pas batailler contre. De toute manieÌre, câest vrai, je consomme beaucoup de musiques des anneÌes 1980. Jâadore ça. On entend souvent les gens dire : « Quand est-ce que ça va se terminer ce revival anneÌes 1980 ? » Mais cela fait au moins vingt ans que cela dure ! Les anneÌes 1980, ce nâest pas forceÌment un style. Il y a un son, une audace dans la production. Les mecs ont deÌcouvert les syntheÌs, les effets, ils sâeÌclatent. Notre eÌpoque est trop seÌrieuse. Les anneÌes 1990 câeÌtait cool aussi, parce que câest une deÌcennie ouÌ tellement de styles sont apparus. CâeÌtait treÌs audacieux, mais aussi treÌs segmenteÌ : il y avait la techno, le grunge, le hip-hop, lâeurodance. Il nây avait pas de passerelles. Aujourdâhui, il y a lâhyper pop, avec des artistes qui puisent dans tous les styles en meÌme temps. Cela donne des choses aberrantes, satureÌes, mais jâadore, comme ascendant vierge. Je suis fan de Mathilde Fernandez, je me sens treÌs proche dâelle artistiquement, alors que lâon fait des choses treÌs diffeÌrentes. Je suis heureuse que des artistes comme elle existent. Je pourrais citer aussi Hubert Lenoir, Kirin J Callinan ou Caroline Polachek. Ils font tous de lâhyper pop. Câest treÌs inspirant. Par exemple, je me sens plus proche musicalement de Kirin que de Juliette Armanet. Je ne me consideÌre pas comme « varieÌteÌ française ». JâeÌcris des chansons en français parce que jâadore ça et câest ma langue, mais je pourrais le faire aussi en anglais. Câest plus la musique qui mâinteÌresse et surtout jâadore les plaisirs coupables, la musique des vieilles feÌtes foraines. Je nâen ai pas honte. Dâailleurs, souvent quand je cherche des paroles de morceaux que jâaime bien, je les trouve sur le site Bide & Musique. (rires)
Que tâa apporteÌ ton expeÌrience dâactrice dans Vernon Subutex ?
En 2018, jâai termineÌ ma tourneÌe et enchaiÌneÌ direct avec la seÌrie. Du coup, je nâai pas eu le spleen de passer dâune sorte de rouleau compresseur aÌ une peÌriode de totale inactiviteÌ. Cela mâa permis aussi de ne pas eÌtre moi. Et ça fait du bien, car câest un meÌtier treÌs eÌgocentreÌ chanteuse. DernieÌrement, jâai eu dâautres expeÌriences dâactrice et jâai trouveÌ cela super. Mais je nâeÌchangerais pas cela contre chanteuse. Ce qui est geÌnial dans la musique, câest que meÌme si personne ne nous eÌcoute, on peut continuer aÌ en faire, alors que la comeÌdie, si personne ne veut nous faire jouer…
Pourquoi es-tu revenue habiter dans les Ardennes ?
Jây suis retourneÌe en 2018 apreÌs Vernon Subutex. Jâavais un appart aÌ Paris et jâavais un voisin vraiment horrible qui me pourrissait la vie. Pourtant, je ne suis pas chiante, les gens qui font du bruit, je mâen fous. Mais jâeÌtais obligeÌe de deÌmeÌnager et je me suis demandeÌ : « Pourquoi je reste aÌ Paris, quâest-ce que jâen ai aÌ foutre en fait ? » Ces dernieÌres anneÌes, jâai malheureusement eu beaucoup de deÌceÌs dans ma famille, donc il fallait que je profite des personnes que jâaime. CâeÌtait le moment de revenir un peu sur mes terres. Avec ce meÌtier, jâai le luxe de pouvoir habiter nâimporte ouÌ. Je suis neÌe aÌ la campagne et jâaime bien ça. Paris câest super, jâadore les clubs, les restaurants, mais câest intense et il y a une sorte de mondaniteÌ qui ne me plaisait pas. Ce que jâaime câest jouer, composer de la musique et je voulais eÌtre dans lâintrospection, la nature. Comme je lâai dit, jâaspire aÌ une vie ordinaire. Peut-eÌtre que je ne resterai pas toujours laÌ-bas, mais jâeÌprouve un grand eÌquilibre dans ma maison en bois dans la foreÌt, avec mon chien et des potes qui viennent faire un barbecue et boire un verre de vin.
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