Le Boom du disco indien
Grâce à Bollywood et aux très populaires cassettes préenregistrées, la plus grande démocratie du monde s’est transformée à la fin des années 1970 en plus grande discothèque du monde. La capitale Bombay a même un temps compté une version indienne du très select club new-yorkais Studio 54, le Studio 29, et découvert l’acid house avant l’heure.
Un article de David Bola à retrouver dans le Tsugi magazine 177 : « Comment le disco a percuté le monde »
À l’aube des années 1980, l’Organisation indienne de recherche spatiale (ISRO) propulse 35 kg de technologie baptisés Rohini Satellite 1 au-dessus de l’atmosphère terrestre, faisant de l’Inde la septième nation à placer un appareil artificiel en orbite. Si cette prouesse est une matérialisation scientifique de la volonté du pays de se projeter vers l’avenir, le disco en est une manifestation sonore. Vingt-huit jours avant le début de cette mission spatiale, le public indien découvrait Qurbani, un pastiche bollywoodien d’un film de cambriolage qui deviendra le plus gros succès de l’année 1980 au box-office national. Thriller d’action musical, son succès est très largement dû à sa bande originale sertie de formidables morceaux de disco, signés par le producteur Biddu.
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À l’époque, Biddu a déjà un sacré palmarès. En 1974, il met K.O. la concurrence en produisant le cultissime « Kung Fu Fighting » de Carl Douglas et devient du jour au lendemain une superstar de l’industrie du disque. Ce maître des studios épaule ensuite les divas du monde occidental, notamment Claude François sur son « Laisse une chance à notre amour« .
Discoploitation à Bollywood
Au tournant des années 1980, Biddu- au-nez-fin sent que le disco est en perte de vitesse en Occident et décide donc de tenter de poursuivre son travail en Asie. En dehors du cinéma, Biddu produit avec la chanteuse Nazia Hassan l’album Disco Deewane (1981), qui s’écoulera à plus de 100 000 exemplaires en 24 heures. C’est l’un des plus grands succès de la décennie, seulement dépassé par « Young Tarang » de Nizia en duo avec son frère Zoheb, lui aussi produit par Biddu. Si l’Inde adopte aussi largement le disco, c’est en grande partie grâce à lui.
Qurbani n’est pas la première production made in Bollywood à emprunter le son du disco, mais elle marque un tournant. Dans son sillage, une multitude de films vont l’imiter, comme l’immense Disco Dancer (1982), vu plus de 100 millions de fois dans le monde à sa sortie. L’histoire reprend une trame classique de film bollywoodien : un jeune homme s’élève et s’attaque à l’injustice du système incarnée par une flopée d’adversaires. Le twist, c’est qu’au lieu de croiser le fer avec ses ennemis, le héros de ce récit les défait en dansant le disco, sur une BO concoctée par un génie passé par les États-Unis et ses clubs, Bappi Lahiri.
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Vêtu d’un pantalon de velours aux couleurs vives, couvert de bijoux et flottant dans un manteau étincelant, Lahiri est en quelque sorte le disco personnifié. Si Disco Dancer et son morceau « Jimmy Jimmy Jimmy Aaja » (une reprise du « T’es Ok, T’es Bath, T’es In » d’Ottawan, samplée par M.I.A. sur « Jimmy« ) ont fait de Bappi Lahiri le producteur le plus important de Bollywood, il avait déjà fait ses preuves avec la BO de Namak Halaal qui inclut une interpolation du tube « I Feel Love » de Donna Summer.
Par chance, cette ère de la ‘discoploitation’ (l’exploitation du disco dans le cinéma) a pu pleinement bénéficier du boom de la cassette audio qui va bénir l’industrie de la musique enregistrée indienne au cours des années 1980.
L’essor de la cassette

© T-Series – Uttam Hasmi
L’ethnomusicologue Peter Manuel explique dans son ouvrage Cassette Culture, Popular Music And Technology In North India (1993) qu’à la fin des années 1970, une politique de relance booste le pouvoir d’achat de la classe moyenne indienne, qui représente à l’époque un bloc de consommateurs comparable à la population totale de la France. Ce lifting économique permet aux foyers moyens de s’équiper en gadgets technologiques, comme les lecteurs de cassettes audio qui se mettent à proliférer sur le territoire.
La transformation est saisissante : en 1979, ces engins sont encore relativement rares, dix ans plus tard, ce sont 2,5 millions de machines qui trouvent preneurs chaque année. Logiquement, la musique enregistrée vit également un âge d’or.
De 1981 à 1991, ce marché passe d’un butin de 1.2 à 21 millions de dollars de recettes – dont l’écrasante majorité se fait sur la vente de cassettes. L’Inde en devient ainsi le deuxième plus gros producteur du monde avec 217 millions d’unités fabriquées annuellement. En réalité, ce boom de la cassette est surtout un boom du piratage : la plupart de ces tapes sont des bootlegs vendus à un prix défiant toute concurrence.
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© T-Series – Dance Dance, Aaja Meri Jaan and Shabnam/Qaidi
Étrangement, le disco va jouer un rôle dans cette industrie pirate. T-Series, l’un des principaux producteurs de cassettes pirates, se spécialise dans la revalorisation de bandes-son de classiques du cinéma indien sortis dans les années 1960 et 1970.
Pour contourner la loi sur les droits d’auteur en vigueur sur le territoire, le fondateur Gulshan Arora utilise une technique décrite par son fils Bhushan Kumar dans les pages de Vogue India : « Mon père a commencé à produire des reprises de chansons plus anciennes et a décidé d’ajouter un effet disco pour qu’elles sonnent mieux et plus proprement dans les haut-parleurs des véhicules de camionneurs. »
L’effet en question, c’est l’ajout d’une piste audio remplie de breaks et de gimmicks tirés du disco, superposée à la piste originale, ce qui crée la sensation déroutante d’écouter deux chansons en même temps.
Vivement critiquées par les puristes, ces tapes bricolées portent un curieux qualificatif : ‘jhankar beats‘. On trouve peu d’informations à leur propos, ce que Vogue explique simplement : en tant que culture appréciée en premier lieu par les franges les plus pauvres, les ‘jhankar beats’ ont été oubliés du grand récit de la musique indienne – malgré leur omniprésence et leur succès commercial.
Dans les années 1980, les élites de la nation et les classes aisées préféraient écouter de la musique importée de l’Ouest, diffusée dans des clubs selects, comme le Studio 29.
Studio 29, temple du disco indien

© Sabira Merchant et ses débuts sur scène dans The Word de Partap Sharma
Une affaire de sérendipité conduit à la naissance du Studio 29. Sabira Merchant, actrice issue de la haute société indienne, se rend en 1979 dans un salon de coiffure où elle sympathise avec une cliente. Invitée à prendre le thé chez sa nouvelle amie, elle rencontre le mari, qui lui souffle qu’un hôtel de luxe est en attente d’exploitation.
Situé au numéro 29 de Marine Drive, une promenade de trois kilomètres sur le littoral, le Bombay International offre aux fortunés une vue imprenable sur la mer d’Arabie.
Signe du destin, les plans de la bâtisse ont été dessinés par le père de Sabira Merchant – cette dernière décide donc de prendre en charge sa gestion. Alors qu’elle réfléchit à une manière d’attirer une clientèle branchée, jeune et aisée dans ces murs, Donna Summer, immortalisée en couverture d’un numéro de Newsweek sous-titré « Disco Takes Over », accroche son regard et lui déclenche une épiphanie : il faut transformer le rez-de-chaussée du bâtiment en club disco.
Merchant sait que pour sa clientèle cible, des jeunes aisés de Mumbai qui traquent les vinyles importés d’Amérique, les clubs new-yorkais sont le summum du cool. Notre club-manager installe donc une boule à facette géante au plafond, des éclairages et un dispositif qui fait pleuvoir des bulles de savon sur les danseurs. Les chaises sont en velours et des rideaux scintillants bordent des murs écarlates garnis de posters de Marilyn Monroe. C’est l’antre d’une disco queen.
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Dès le départ, la qualité sonore du lieu est une priorité. Sauf qu’à l’époque, personne à Mumbai n’a l’expérience pour équiper et faire tourner un club de cette envergure. Merchant s’envole donc pour Londres où elle déniche du matériel dernier cri, un ingénieur du son et une cargaison importante de vinyles destinée au DJ résident.
Son pari de créer une réponse indienne au Studio 54, institution étasunienne du disco, est réussi. Dès l’ouverture en avril 1979, des centaines de fêtards se pressent à l’intérieur. Fréquenté par des célébrités et des filles et fils de, le Studio 29 – comme le Loft de David Mancuso ou le Paradise Garage avant lui –fonctionne avec un système de cartes de membre, qui avoisinera les 700 personnes à son apogée.
Utilisé pour des tournages et des défilés de mvode, le Studio 29 devient le club de référence du boom du disco indien, place forte glamour où l’on pouvait voir Boney M. en concert, gagner des billets allers-retours pour New York lors de la tombola de fin d’année, ou croiser des stars du grand écran.
Au bout de cinq ans de fiesta, Sabira Merchant est prête à raccrocher les gants. De son expérience, les discothèques dépassaient rarement les trois années d’existence (le Studio 54, lui, aura tenu presque quatre ans) et elle souhaite se concentrer sur d’autres projets, notamment l’émission « What’s The Good Word ? » qui fera d’elle une personnalité télé incontournable. Le Studio 29 continuera son chemin encore un an, avant de passer à la postérité, l’esprit qui le faisait tenir ayant visiblement quitté ses murs.
L’héritage de la vague disco
L’héritage le plus étonnant de la vague disco est la naissance de l’acid house. En 1982, le compositeur Charanjit Singh allie le disco aux râgas traditionnels en utilisant une TB-303, le même modèle qui permettra à Phuture de produire « Acid Tracks » cinq ans plus tard.
L’album Ten Ragas To A Disco Beat reste confidentiel pendant près de trente ans, avant qu’un digger néerlandais ne se le procure dans un marché indien. Le repressage en 2010 de ce disque est un coup de tonnerre chez les amateurs, puisqu’il permet de réécrire une partie de l’histoire de la musique électronique, en déplaçant le lieu de naissance de l’acid de Chicago à Mumbai.
Ce cas illustre aussi une chose : la valorisation du disco indien est aujourd’hui largement l’affaire de diggers occidentaux. Même histoire pour le Disco Jazz (1982) de la chanteuse Rupa, chouchou de l’algorithme YouTube et niché dans le catalogue du label américain 800 Line, ou pour les compilations de la maison californienne Naya Beat Records, qui réédite des titres de Bappi Lahiri et Asha Puthli. De son côté, l’entreprise indienne T-Series s’est réorientée vers la mise en valeur de hits made in Bollywood, devenant chemin faisant un empire audiovisuel colossal, qui porte la chaîne YouTube la plus regardée du monde avec 271 milliards de vues cumulées. Il semble bien loin le temps de la production de cassettes pirates disco.
Un article de David Bola à retrouver dans le Tsugi magazine 177 : « Comment le disco a percuté le monde »