đŸ€ Pourquoi aucune rappeuse n’a encore pris la place de Diam’s, selon son ex-manageuse

par | 26 05 2021 | magazine

Nicole Schluss cumule les casquettes. Fondatrice de la maison d’artistes DerriĂšre Les Planches, elle manage Oxmo Puccino et a Ă©tĂ© l’une des premiĂšres manageuses de Diam’s. Membre du jury du tremplin fĂ©minin musical Rappeuses en libertĂ©, qui veut « favoriser l’Ă©mergence d’une nouvelle gĂ©nĂ©ration de rappeuses en France », elle nous en dit plus sur la place des femmes dans le rap game et l’Ă©volution du statut du hip-hop hexagonal… Sans oublier de revenir sur son expĂ©rience avec Diam’s. Rencontre.

Si on savait prĂ©dire les tubes, alors on serait tous trĂšs riches, mais avec « La Boulette » on s’est dit : « Si ça, ça ne parle pas Ă  tout le monde, qu’est-ce qui parlera aux gens ? »

Nicole Schluss, ex-manageuse de Diam’s

Pouvez-vous nous parler un peu de Rappeuses en LibertĂ©. Qu’est-ce qui vous a donnĂ© envie de rejoindre le jury ?

Il s’agit d’une initiative imaginĂ©e pour pousser les rappeuses françaises Ă  se lancer avec un ensemble d’accompagnements, comme des heures de formation au Studio des VariĂ©tĂ©s. L’idĂ©e est d’aller dĂ©nicher celles qui Ă©crivent dans leur coin, qui chantent et qui rappent dans leur chambre, pour les mettre en lumiĂšre et les encourager. J’ai Ă©tĂ© sĂ©duite par le projet car s’il existe plusieurs rappeuses en France [le site Madame Rap recense un peu plus de 300 rappeuses pro, ndr], mais on peut se demander oĂč elles sont dans les charts… Comment ça se fait, que depuis l’arrĂȘt de la carriĂšre de Diam’s en 2012, aucune rappeuse n’a eu son retentissement ? Ça reste un mystĂšre pour moi.

Comment cela se fait qu’une Shay ou une Le Juiice n’atteigne pas le nombre d’Ă©coutes de leurs homologues masculins ? Le rap est-il macho ?

Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’il n’aime pas les femmes car si on regarde bien, ce sont souvent des femmes qui sont derriĂšre les carriĂšres des rappeurs les plus puissants du rap. Mais c’est vrai que pour eux, il existe une diffĂ©rence entre le fait d’ĂȘtre maternĂ© (par des attachĂ©s de presse, des manageuses, des DA de labels, etc), l’image de la mĂšre Ă©tant intouchable pour les rappeurs, et le fait de se battre dans un cypher [battle de rap entre plusieurs rappeurs, ndr] avec une femme sur un freestyle. Le rap, c’est un vrai matriarcat. Mais persiste cette dichotomie entre la femme qui lutte sur le ring et celle qui se bat pour lui. Et MĂ©lanie, elle, n’hĂ©sitait pas, elle fonçait. Elle affichait pourtant une image trĂšs fĂ©minine, Ă  ses dĂ©buts, avec ses cheveux longs. Mais elle entrait dans l’arĂšne comme une boxeuse, s’en foutant des jugements. Et elle traĂźnait en bas de chez elle avec les mecs des quartiers. Peut-ĂȘtre qu’aujourd’hui, les femmes ont un peu plus de retenue… qu’elles n’osent pas toujours, par peur du regard des autres.

Il y a peut-ĂȘtre plus de pudeur en Europe qu’aux États-Unis, ce qui explique qu’il y ait peu de Lil Kim ou de Nicki Minaj françaises. Si aux États-Unis, des rappeuses comme Cardi B ou Megan The Stallion sont mĂ©diatisĂ©es, c’est peut-ĂȘtre justement parce qu’elles y vont franco. Elles sont complĂštement dĂ©complexĂ©es, n’hĂ©sitant pas Ă  montrer leurs boules, Ă  ĂȘtre ultra fĂ©minines et s’en foutre de ce que l’on dira. Elles se servent de leur corps comme d’une arme face aux hommes. Cette attitude nord-amĂ©ricaine rentre-dedans Ă  la Cardi B fait d’ailleurs peur aux rappeurs français. Ils me disent souvent que ça leur met la pression.

« Comment ça se fait, que depuis l’arrĂȘt de la carriĂšre de Diam’s, en 2012, aucune rappeuse n’a eu son retentissement ? Ça reste un mystĂšre pour moi. »

On a vu Ă©clater des affaires d’agressions chez les rappeurs rĂ©cemment. Comment ça se passait il y a une ou deux dĂ©cennies ?

On n’en parlait pas du tout. Ça arrivait mais les hommes comme les femmes se muraient dans le silence. Il semblait sous-entendu que les hommes dĂ©tenaient le pouvoir et donc, une sorte d’acceptation des mains aux fesses et des remarques sexistes rĂ©gnait, accompagnĂ©e d’une forme de honte. En maison de disques, ça nous faisait chier, mais on se disait : « Quoi qu’il arrive, on va vous prouver qu’on est les meilleures ». On a vraiment assistĂ© Ă  une prise de conscience ces derniers mois par rapport Ă  ça, ce qui est une bonne chose.

Quels souvenirs gardez-vous des cinq annĂ©es oĂč vous avez managĂ© Diam’s ?

Elle venait de sortir « DJ » (2003) et son directeur de label chez EMI m’a appelĂ© en me disant qu’elle voulait changer de manager, alors qu’elle Ă©tait en maquette pour son prochain album, Dans Ma Bulle [qui sortira en 2006, ndr]. Elle ne travaillait qu’avec des hommes et tenait Ă  bosser avec une fille. Je l’avais dĂ©couverte Ă  l’Ă©poque de la sortie de l’album de DJ Mehdi, (The Story Of) Espion (2002) sur lequel elle apparaissait en featuring. Quand elle a dĂ©barquĂ© au showcase de prĂ©sentation du disque de Mehdi, c’Ă©tait la rĂ©vĂ©lation. Une bombe lumineuse incroyable Ă  l’Ă©nergie dĂ©vorante et au talent dĂ©ment. Mais je n’avais pas aimĂ© l’imagerie autour de son premier album, Brut de Femme, et de ce tube, « DJ ». Je trouvais ça un peu vulgaire, appuyĂ©, trop populaire et clichĂ© alors que, justement, MĂ©lanie est quelqu’un de trĂšs subtil. Quand je l’ai rencontrĂ©e pour la premiĂšre fois, on avait rendez-vous Ă  13h et on est sorties de table Ă  17h. On s’est trouvĂ© plein de points communs, ce qui reste essentiel pour un partenariat artiste-manager qui ressemble Ă  un mariage. Le lendemain, elle m’a envoyĂ© un CD avec les titres les plus sombres de Dans Ma Bulle comme « Feuille Blanche » et « T.S. ». Et lĂ , j’ai craquĂ©. L’Ă©criture, le flow, son timbre si personnel transmettant plein d’Ă©motions, tout Ă©tait lĂ .

Je me souviens du moment oĂč elle a Ă©crit « La Boulette » qu’on a ensuite retitrĂ© « La Boulette (GĂ©nĂ©ration nan nan) » quand c’est devenu l’hymne des manifestations Ă©tudiantes qui scandaient « GĂ©nĂ©ration nan nan ». L’album Ă©tait terminĂ© et pourtant, elle n’en dĂ©mordait pas : elle trouvait qu’il manquait un morceau fort et Ă©vident. Elle a demandĂ© Ă  ses producteurs de bosser toute la nuit et le lendemain, elle a Ă©crit, en trĂšs trĂšs peu de temps, le texte. Quand elle m’a appelĂ©, surexcitĂ©e, pour venir l’Ă©couter en studio, j’ai senti qu’il se passait un truc. Si on savait prĂ©dire les tubes, alors on serait tous trĂšs riches, mais lĂ  on s’est dit : « Si ça, ça ne parle pas Ă  tout le monde, qu’est-ce qui parlera aux gens ? »

Alors qu’elle a pris sa retraite il y a presque dix ans, elle reste une influence majeure pour la nouvelle gĂ©nĂ©ration (Hatik comme CamĂ©lia Jordana qui l’a reprise avec Vitaa et Amel Bent). Presque un million de personnes la streament chaque mois sur Spotify. Comment l’expliquer ?

Elle est restĂ©e prĂ©sente dans le cƓur des gens, je pense, grĂące Ă  sa gĂ©nĂ©rositĂ©, son enthousiasme. Quand on fait partie de son entourage, on entre dans une bulle de bonheur. Mais surtout, grĂące Ă  sa sincĂ©ritĂ©. Elle n’usait d’aucun artifice, que ce soit sur scĂšne ou dans ses morceaux. Elle aimait les gens, son public, rĂ©pondait Ă  ses fans. Elle a parlĂ© de sa bipolaritĂ© sur son album S.O.S. (2009), car elle avait besoin de dire au monde entier qu’elle souffrait. Il fallait que tout le monde la comprenne pour mieux se retrouver. C’Ă©tait avant que plusieurs artistes n’Ă©voquent leurs problĂšmes de santĂ© mentale. Aujourd’hui, c’est ce qu’on cherche, les projets « vrais », car tout le monde se planque derriĂšre les rĂ©seaux sociaux, les photos, le marketing. Et puis, c’est une femme qui a vendu Ă©normĂ©ment d’albums, alors, forcĂ©ment, ça inspire.

« Cette attitude nord-amĂ©ricaine rentre-dedans Ă  la Cardi B fait d’ailleurs peur aux rappeurs français. Ils me disent souvent que ça leur met la pression. »

Vous avez aussi travaillĂ© comme directrice marketing chez Delabel, avec IAM. Puis avec votre maison de production, DerriĂšre les Planches, pour les Sages PoĂštes de la Rue. Vous managez actuellement Oxmo Puccino. Comment percevez-vous l’Ă©volution du rap vers le mainstream ?

Je me rĂ©jouis de ce qui est arrivĂ© Ă  cette musique qui mĂ©rite vraiment sa place. Quand j’ai dĂ©butĂ© en maisons de disques, dans les annĂ©es 90, le rap, c’Ă©tait surtout des battles de punchlines dures sur de gros beats. Quand Oxmo a sorti OpĂ©ra Puccino, en 1998, j’Ă©tais chez Delabel. Il y avait alors d’un cĂŽtĂ© le rap violent qui parlait de la vie dans les quartiers, et de l’autre, des tubes populaires comme « Je Danse le Mia » d’IAM et ceux de MC Solaar. Est arrivĂ© Oxmo, ce type Ă©trange de presque deux mĂštres qui nous racontait, pas seulement des faits rĂ©els, mais des histoires en endossant d’autres costumes comme ceux de mafieux. OpĂ©ra Puccino est devenu un pilier du rap mais il a Ă©tĂ© dur Ă  promouvoir Ă  l’Ă©poque. Il n’a Ă©tĂ© disque d’or que quelques annĂ©es aprĂšs sa sortie. Aujourd’hui, le rap est devenu beaucoup plus riche. Il existe plusieurs raps. Et l’autotune a permis Ă  plus de monde de chanter. Le rap s’inscrit dĂ©sormais dans la chanson. Ce n’est pas pour rien que les rappeurs publient des livres. Oxmo, Kery James, Akhenaton, GaĂ«l Faye. Le rap, c’est avant tout de l’Ă©criture, que ce soit de choses vĂ©cues ou inventĂ©es. Ce sont vraiment des maĂźtres de plume.

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