Pouvoir faire de la musique de studio en dehors d’un studio est l’un des grands héritages de la musique électronique. Pourtant, rares sont les artistes à profiter de cette mobilité comme le fait Thylacine, pour qui produire de la musique sur la route va au-delà de simples sessions dans un avion ou un hôtel entre deux dates.

Par Gérome Darmendrail

Une verrière, des murs blancs, du béton ciré et du parquet en point de Hongrie, un mobilier élégant et chaleureux. Le studio d’enregistrement que s’est offert Thylacine il y a un peu plus d’un an, situé au fond d’une cour d’immeuble, dans le quartier de la Folie-Méricourt à Paris, donne clairement envie de se poser. Plutôt paradoxal de la part d’un artiste connu pour sa mobilité et son travail aux quatre coins du monde.

Illustration pour 1 Thylacine 2025@C.CHABERT
Thylacine par © Cécile Chabert© Cécile Chabert

« Même Timeless, qui est le seul album que j’ai fait sans bouger, je ne l’ai pas créé chez moi, remarque-t-il en préparant un expresso. Je m’étais retrouvé coincé dans un chalet en Suisse pendant le confinement, avec très peu de matériel : un clavier MIDI, un ordi et un casque. » Aurait-il fini par se sédentariser ? « Non, ici c’est plus un studio pour enregistrer que pour composer, tempère-t-il. Sur le dernier album, par exemple, j’y ai enregistré un quatuor à cordes, du piano, une batterie, et j’ai fait tout le mixage. Avant, pour faire ça, j’allais dans le studio d’un pote ingénieur du son, à Angers, avec qui je travaille depuis plus de dix ans. C’est quand même plus pratique d’avoir tout à disposition à côté de chez moi. »

La vie sur la route

Très tôt dans sa carrière, cet Angevin passé par le conservatoire et les Beaux-Arts a eu le sentiment d’être plus créatif lorsqu’il était en mouvement. « J’ai réalisé que j’avais besoin de bouger, et qu’en fin de compte, je composais mieux dans le train que chez moi. C’est comme ça que je me suis dit : “Allez, on va prendre le train le plus long du monde, et voir ce qu’il se passe !” » C’était en 2015, de Moscou à Vladivostok, où il concevra son premier album Transsiberian.

Une révélation. « J’ai adoré ce côté carnet de voyage, composer un album qui raconte une histoire à part entière, pas un medley de morceaux faits à droite à gauche. La seule frustration que j’ai eue avec Transsiberian, c’est que je ne pouvais pas aller n’importe où. Le train ne va pas où tu veux quand tu veux. Parfois, je rencontrais des gens et j’avais envie de partir une semaine avec eux, mais ce n’était pas possible. Et puis, évidemment, je bossais au casque, c’était bruyant. Je me suis demandé comment développer ce concept en ayant plus de liberté. »

Il trouvera sa réponse dans une caravane en aluminium Airstream de 1972, qu’il fera venir par bateau des États-Unis, et dont il réaménagera entièrement les douze mètres carrés pour la transformer en studio mobile. Elle l’a suivi en Argentine en 2018, d’où il a ramené Roads Vol.1, puis aux îles Féroé l’année suivante (Roads Vol.2), avant de décider de mettre le cap sur la Namibie pour le troisième volume il y a presque un an.

Un choix de raison et de passion. Le rêve de découvrir un continent qu’il ne connaissait quasiment pas, l’Afrique, et un pays préservé et sauvage, l’un des moins densément peuplés au monde. Mais qui a l’avantage d’être sûr, d’avoir des routes correctes (« Je me suis déjà embourbé plein de fois en Argentine, et en vrai, ce n’est pas un détail ! ») et d’être accessible par la mer afin de pouvoir acheminer la caravane et le pick-up qui la tire.

Il est parti pour cent jours avec sa compagne, Cécile Chabert, photographe et vidéaste. Elle y a conçu sur place toute la partie visuelle de l’album, la pochette et les clips, qui jouent un rôle central dans le projet. « Dès l’album Transsiberian, je me suis dit que je ne pouvais pas aller quelque part et juste revenir avec de la musique. Je veux raconter ce qu’il s’est passé, montrer qui  sont les personnes que j’ai enregistrées. Je ne sample pas des gens sur YouTube, ce sont de vraies rencontres, des échanges, certains deviennent des amis. »

Pour ce nouvel album, si chaque journée fut « différente et excitante », et si son plan de route initial a volé en éclat « au bout d’une semaine », certaines tâches étaient immuables. « À chaque arrivée dans un lieu, j’avais plein de choses à faire : aller chercher de l’eau, déballer mon matériel que je rangeais dans des malles, redévisser les placards, sortir les pieds de la caravane, détacher le pick-up… Pas mal de manutention. Ici, je suis obligé de faire du sport assez régulièrement pour être en bonne santé, là-bas, je me servais de mes muscles quotidiennement. »

Mais une fois installé, il a pu prendre son temps. « Je restais une semaine, dix jours dans un lieu, selon ce qu’il se passait. Au bout de trois-quatre jours, les gens viennent te voir. On discute, on mange ensemble et un truc se crée. J’ai le temps d’expliquer mon projet, j’organise une session d’enregistrement, en payant tout le monde, et quelques jours après, je peux revenir leur faire écouter ce sur quoi j’ai commencé à bosser. C’est une véritable collaboration. »

Tout stopper pour composer

Les réactions furent parfois inattendues, comme avec les Himbas, peuple semi-nomade du nord de la Namibie, « probablement la rencontre la plus forte du point de vue de la différence culturelle » pour le musicien français. « Ce qui est hyper intéressant, c’est qu’ils n’ont pas une pratique passive de la musique. Vu qu’ils n’ont pas de technologie, ils sont obligés de performer pour entendre de la musique. Du coup, ils chantent et dansent presque tous les jours. Quand je leur tendais le casque, ils écoutaient quinze secondes, disaient : “Oui, oui.” Et se barraient ! Ils n’ont pas l’habitude de se poser pour écouter un morceau, ça n’existe pas. Pour eux, la musique se vit. C’est aussi pour cela que je voyage : étudier ce qu’est la musique un peu partout dans le monde. »

Quel sera le prochain voyage ? Il ne le sait pas encore, si ce n’est que ce sera vraisemblablement sans la caravane, qui dort dans une grange à côté de l’aéroport Charles-de-Gaulle, dans un piteux état (« Les routes africaines l’ont un peu achevée. La Namibie a beau avoir les meilleures routes d’Afrique, certaines n’étaient pas glorieuses ! »). Il rêve d’Arménie ou d’Iran, pas les destinations les plus simples en ce moment, et réfléchit à la façon de continuer le projet dans une autre configuration qui lui permette d’atteindre des lieux où il ne peut pas aller en caravane. En attendant, il y aura une tournée de cinq mois à travers la France et l’Europe.

Un autre rythme de voyage. « Parfois, j’essaie de caler deux-trois jours autour d’un concert pour essayer de voir un peu le lieu mais, au mieux, j’ai un aperçu de ce que peut être le pays. Ça n’a absolument rien à voir avec ce que je fais. Il y a tellement d’endroits où j’ai joué que je ne connais pas… Tu arrives à l’aéroport, tu vas directement à la salle, tu rentres à l’hôtel, tu reprends l’avion et tu as passé moins de 24 heures sur place. Pour moi, ce n’est pas vraiment du voyage. »

Et la tournée ne lui donne absolument pas envie de composer. « Ce que je recherche dans mes voyages, ce sont les moments où je coupe tout, où il n’y a plus de rendez-vous, d’agenda, où ton seul objectif du jour, c’est d’être créatif, même si, évidemment, il m’arrive de passer des journées à réparer la caravane ou à rester sept heures sur la route au lieu des deux prévues ! Mais il faut savoir couper, sinon tu finis par faire des demi-albums où tu n’as rien à raconter. Le problème du second album, c’est souvent ça. On sort un premier disque où on est hyper créatif parce qu’on est au chômage ou étudiant, on a énormément de temps devant soi, plein d’énergie. Et le deuxième, on le fait au milieu de la tournée, entre d’autres trucs. Ce n’est pas forcément bâclé, mais il y a moins de réflexion, de maturation, et ça ne fonctionne pas. J’essaie d’aller contre ça. Je ne dis pas que j’y arrive, mais j’essaie de faire en sorte que ça ne soit pas le cas. »