Dix ans qu’ils font danser les corps et les cœurs. Après une trajectoire sans fausses notes, marquée par un fort engagement militant, un hommage au club, à la fête politique et aux utopies collectives, Bagarre tire sa révérence. On était à l’Élysée-Montmartre pour son avant-dernier concert. Récit.
Dans la fosse de l’Élysée-Montmartre, neuf cents personnes se pressent, bière en main, et font la queue pour un vestiaire déjà presque saturé trente minutes avant le show.
L’ambiance est particulière : ce soir, on clôt une aventure commencée en 2014, lorsque le collectif parisien a débarqué dans la scène club avec une énergie brute et une vision radicale. En janvier dernier, Bagarre annonçait la fin de sa collaboration artistique, accompagnée d’une tournée d’adieu et d’un ultime EP au titre évocateur, Nous étions cinq.
Pourtant, la mélancolie n’est pas au programme. « Bizarrement, on n’est pas du tout tristes. On est un peu déchargés des impératifs de l’industrie, c’est agréable », confie le groupe quelques heures avant de monter sur scène.
Avec dix minutes de retard, Mus, Emmaï Dee, Majnoun, La Bête et Denis Darko montent sur scène et enchaînent « Claque-le » ainsi que « Le gouffre », surprenant les habitués de leur setlist de festival. Au troisième morceau, la fosse est déjà divisée en deux pour un pogo façon mur de la mort d’un célèbre DJ français. C’est une dernière entrée dans leur club, où tout le monde est invité et où tout peut advenir.
Mais Bagarre, c’est aussi un brouillage des frontières entre artistes et public. Sur « Peur de demain » et « Injuste », les cinq descendent dans la fosse et invitent le public à s’asseoir autour d’eux et à chanter en chœur. Ce seront les seuls moments d’émotions que les membres s’autoriseront. « Il y a certaines dates sur lesquelles on a senti que les gens nous attendaient sur un truc un peu tristoune et guettaient nos émotions, alors que ce n’est pas du tout l’énergie naturelle de Bagarre. », avouent-ils.
Plus de dix ans de liberté
Depuis plus d’une décennie, Bagarre dynamite les codes de l’industrie musicale. Les Power Rangers du club militant n’ont qu’un programme : l’utopie. Celle d’un dancefloor radical et politique, d’une fête manifeste, d’une scène qui ne sépare pas les artistes du public. « Ce qu’on retient de ces dix ans, c’est une grande liberté. On a fait exister un projet qui avait tout pour tomber à l’eau. Et pourtant, on en a vécu : ça a payé notre bouffe et nos loyers, sans qu’on ait besoin de se limiter. »
Le groupe enregistre son premier album dans un studio improvisé au fond d’un parking du XIIe arrondissement. Très vite, il s’impose. Concerts dans les clubs, festivals, Fête de l’Humanité — chère au collectif —, et une identité artistique mouvante : instruments, puis live club, chant, danse. Bagarre explore tout.
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Après avoir enchaîné les tubes : « Béton Armé », «Kabylifornie », « Ring Ring », Bagarre joue « Rave à Versailles », remix de Contrefaçon, qui se conclut par le traditionnel « Tout le monde déteste les fachos » scandé par la foule. Un drapeau LGBTQ+ est brandi sur « La Bête », des messages de solidarité envers l’Ukraine ou Gaza sont rappelés. Le collectif mêle depuis toujours la fête à l’engagement.
Invité à bloquer un pont avec Extinction Rébellion, à jouer lors de la Marche des fiertés ou lors du meeting géant contre le Rassemblement National en 2024, Bagarre a vu sa parole évoluer : « Au début, les textes parlaient à ceux qui étaient concernés. Puis, ils sont devenus plus universels. Ils parlent à tout le monde, pas qu’aux militants. »
Une histoire de temps qui passe
Dix ans, et les vies changent. La vingtaine laisse place à la trentaine, les priorités évoluent. Or Bagarre, c’est 100% ou rien : sur scène, en studio, dans les clips — jusqu’à envoyer un étron en pâte à modeler dans l’espace pour un tournage.« On veut rester entiers. Si on ne peut plus être au même niveau d’engagement, on arrête. On a fait un dernier tour de piste pour nous, pour les gens et pour l’amour qu’on a envie de donner et de recevoir. »
Si les vies des artistes ont changé, celles de leurs fans aussi. L’annonce de la fin du collectif a révélé l’importance qu’il avait pour son public. « On a compris que, pour plein de gens, ça signait la fin de leur vingtaine, ou pour ceux qui nous ont connus plus jeunes, la fin de leur adolescence », admettent les membres du groupe. Majnoun raconte : « Au merch, à Lille, un couple est venu nous voir en nous disant qu’ils s’étaient rencontrés à l’un de nos concerts. Aujourd’hui, ils ont deux gamins et ils nous faisaient signer les vinyles pour eux. Là, on s’est dit : « ah ouais, en fait, on a compté dans la vie des gens ». »

L’utopie continue
La fin du collectif laisse un goût de nostalgie, mais l’esprit du groupe demeure. « On a réussi à faire sortir l’utopie des frontières de Bagarre. » Pendant dix ans, les cinq ont redéfini la relation scène-public, fédérant bien au-delà de leur nom. « Le public fait partie intégrante de notre histoire. Quand on scande « Nous sommes Bagarre », on sent que les gens sont avec nous dans ce monde irréel. C’est quelque chose qu’on leur laisse en partant, et qui nous dépasse. »
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En hommage aux fans de la première heure, le collectif ressort les instruments dans la dernière partie du concert, comme à ses débuts. Et c’est sur « Au revoir à vous » — « un adieu à une humanité désespérante » — que Bagarre fait sa dernière apparition, entouré de Chéri, Voyou et d’une pluie de confettis.
Bagarre s’arrête, mais ce que le collectif a créé continuera de circuler. « L’utopie a grandi. Nous, on s’arrête là. Mais le principe d’une utopie, c’est qu’elle n’appartient à personne. Sinon, c’est une dictature ou une dynastie. » Drop the mic.





































































































