Alors que les raves faisaient exploser le Royaume-Uni dans les années 1990, les chill-out rooms, espaces où se poser et gérer sa descente, proposaient une exploration horizontale de la musique, qui allait être à l’origine de l’âge d’or de l’ambient house. Retour sur une épopée vaporeuse.

Par Patrick Thévenin

Au cœur des années 1990, la jeunesse britannique, électrisée par la découverte de la house de Chicago, ne pense désormais qu’à une chose : danser jusqu’à l’aube, au grand dam des autorités, dans des raves et soirées qui essaiment à travers le Royaume. Alors que, sur les dancefloors les kids s’agitent comme des fous à grands coups de beats acid house et de pilules d’ecstasy, la chill-out room devient un refuge.

On s’y affale sur des poufs moelleux, lumières tamisées et visuels psychédéliques en prime, dans une atmosphère moite et flottante. On y atterrit pour apaiser sa descente de MDMA, bercé par des sonorités planantes et des rythmes ralentis, esquissant un imaginaire électronique qui, quelques années plus tard, éclatera en une myriade de sous-genres. On y entend les premiers morceaux de The Orb, Sun Electric, Aphex Twin sous son alias Polygon Window, The Irresistible Force, The KLF, Paradise X, Baku, The Future Sound Of London… Une constellation de producteurs forgeant un son éclectique et immersif, soyeux et aventureux, baptisé ambient house.

Aphex at Telepathic Fish 2 by Morris, 1993 © Mixmaster Morris
Aphex at Telepathic Fish 2 by Morris, 1993 © Mixmaster Morris

Aux sources de la béatitude

Comme souvent, l’histoire commence bien avant, dans les brumes du début des années 1970. À l’époque, Duncan Paterson, futur Dr. Alex Paterson de The Orb, croise au collège Martin Glover, alias Youth, qui devient son meilleur ami. Pendant que Youth s’impose comme bassiste du groupe de rock gothique Killing Joke, Paterson joue les roadies et manage l’aventure. « Quand Killing Joke a splitté, se souvenait Youth dans les pages du Guardian, on a commencé avec Alex à bricoler des morceaux de house music avant même que cela porte un nom, de la dance music décalée qui ne répondait pas aux normes de l’époque. On a aussi lancé notre label WAU! Mr. Modo pour sortir nos productions. On partageait alors un appartement dans le quartier de Battersea, au sud-ouest de Londres. Andrew Weatherall habitait l’étage au-dessus, et Jimmy Cauty (qui formera plus tard le duo The KLF, ndr), avec qui j’avais fondé le groupe Brilliant, passait régulièrement nous voir. »

Leur terrain de jeu ? La White Room, premier espace chill-out de la scène acid house anglaise, nichée à l’étage VIP du Heaven. Ils y sont invités par Paul Oakenfold, l’un des DJ phares de l’explosion acid house, qui organise les fameuses soirées Land Of Oz. Ils mixent un chaos organisé, de l’ambient pur jus à la Brian Eno (Paterson bossait alors pour E.G. Records, label spécialisé dans le genre, où il va tomber sur un carton rempli de disques d’Eno), des BO de films, des disques de sound design, mais aussi les Eagles, Tangerine Dream, des chants d’oiseaux en boucle, des valses de Strauss, de l’easy-listening, du Ash Ra Tempel ou même « I’m Not In Love » de 10cc.

« On avait carte blanche, a raconté Paterson dans le livre Ocean Of Sound : Aether Talk, Ambient Sound And Imaginary Worlds de David Toop. On s’amusait à boucler des samples de 808 State, de Vangelis, ou même d’une pub pour le pain Hovis. On branchait un douze pistes à trois platines, des lecteurs CD, des cassettes à gogo. La boucle de “Sueño Latino” tournait pendant des heures à un volume si bas qu’on l’entendait à peine. Jamais de batteries, juste des mélodies flottantes et des sons piqués à la BBC. » Paterson raconte avoir déniché un disque de bruitages (vagues, grillons, vent…) dans une brocante, qu’il a glissé dans le mix, provoquant un silence extatique dans la salle, comme si la nature s’était invitée au cœur du dancefloor.

Ambient house for the E generation

Face au succès de la White Room, Cauty et Paterson fondent The Orb en 1988. Après deux essais à base de samples, « Tripping On Sunshine » et The Kiss EP, qui passent inaperçus, ils lâchent en octobre 1989 une bombe : « A Huge Ever Growing Pulsating Brain That Rules From The Centre Of The Ultraworld ». Ce titre, ovni de 20 minutes, transpose sur vinyle leur science si particulière du deejaying : une « ambient house for the E generation », comme ils l’écrivent sur la pochette signée par les jeunes graphistes de The Designers Republic, futurs piliers visuels du label Warp. Le morceau fait un carton, les raveurs succombent à cette fusion de philosophie hippie et de house naissante.

Les critiques s’enflamment et, malgré sa durée, le titre grimpe à la 78e place des charts, boosté par John Peel, amoureux du morceau, qui le passe en boucle sur la BBC quitte à subir les nombreuses plaintes d’auditeurs déconcertés par ce voyage cosmique interminable. Quelques mois plus tard, en février 1990, The KLF, le duo d’agit-prop formé par Jimmy Cauty et Bill Drummond, enfonce le clou avec Chill Out, un album garanti sans beats, porté par une pochette bucolique et pastorale de moutons dans un pré. Un périple imaginaire dans l’Amérique profonde, où Elvis croise Fleetwood Mac et Glen Campbell, accompagné d’un manifeste DIY, Ambient House – The Facts, qui théorise le genre en dix-huit points.

À la même époque, Mixmaster Morris s’impose comme le DJ roi de l’ambient house, avec sa combinaison bardée d’électrodes lumineuses qui, raconte-t-on, s’est mis un jour dans une rave à clignoter en rythme, hypnotisant la foule sur un sample de Tangerine Dream. Loin de la mièvrerie new age, The Orb et The KLF jouent sur l’humour et les collages sonores, bruits de nature et samples absurdes, tandis que Morris ouvre grand les portes du genre au psychédélisme lors d’events comme Spacetime, dernier étage d’un warehouse londonien, ou les mythiques Telepathic Fish. Des soirées où il mélange, avec un goût certain, krautrock, rock psyché, jazz déviant, deep house, intelligent techno à la manière de la compilation Artificial Intelligence du label Warp et électro ambient venue d’Allemagne, comme en produisent à la chaîne Thomas Fehlmann ou Pete Namlook. Le tout saupoudré d’interférences radio et d’une préférence pour les drogues planantes comme le LSD ou la psilocybine plutôt que pour l’ecstasy.

Une ambiance psychédélique diffractée, avec ses soirées Megatripolis au Heaven, où des figures de l’intelligentsia LSD des années 1970, comme Terence McKenna, Allen Ginsberg ou Timothy Leary, s’adonnent à des lectures sans fin sur des projections d’images fractales. La diction si particulière de McKenna se retrouvera ainsi dans plusieurs tubes de l’ambient house, comme « Re:Evolution » de The Shamen, « Mountain High (Live) » de The Irresistible Force (projet de Mixmaster Morris) ou l’album Alien Dreamtime de Spacetime Continuum, alias Jonah Sharp, producteur des events Spacetime. Mais les soirées qui marquent l’apogée et la popularisation de l’ambient house, et préfigurent ses ramifications en e-house, ambient techno, IDM, bleep, proto-trip-hop ou balearic, sont les Telepathic Fish. Une compilation récente, Telepathic Fish : Trawling The Early 90s Ambient Underground, démontre à la perfection l’étendue de leur spectre sonore.

Poissons, fractales et trips éveillés

Tout commence le 19 septembre 1992, dans une immense maison du sud de Londres, occupée par quatre étudiants en art, Kevin Foakes (alias DJ Food), Mario Aguera, Chantal Passamonte (future Mira Calix chez Warp) et David Vallade, qui décident de lancer une soirée d’exploration sensorielle. Le nom étrange est inspiré d’une aventure improbable arrivée à Foakes. Alors qu’il était parti acheter un clavier d’occasion à un rasta, ce dernier lui fit avaler un poisson rouge vivant dans un rituel mystique. Ils transforment les trois étages de leur colocation en un décor onirique. Vieux écrans télé récupérés dans la rue, mannequins peints en argent affublés de gants roses, matelas jonchant le sol, projections psychédéliques sur les murs, fumée et stroboscopes à foison métamorphosent l’espace en un étrange théâtre.

Mixmaster Morris - Telepathic Fish 4, CoolTan, 1993 © Kevin Foakes
Mixmaster Morris – Telepathic Fish 4, CoolTan, 1993 © Kevin Foakes

Musique, graphisme, scénographie et conscience altérée se mêlent en un rêve éveillé où tout brille et vibre, dans des dominantes de violets surnaturels. Telepathic Fish est autant une installation d’art qu’une expérience collective de design sonore. Quelques mois plus tard, la rencontre avec Mixmaster Morris change tout. Kevin Foakes l’entend jouer le « A Huge Ever Growing Pulsating Brain That Rules From The Centre Of The Ultraworld » de The Orb et parle de révélation. Morris offre à toute la bande une mixtape mêlant The Black Dog, Carl Craig et Sven Väth, et va s’imposer comme le parrain spirituel du projet. Pour la deuxième édition, dans un squat à Brixton, ils enrôlent aussi Matt Black, alors auréolé du succès de « The Only Way Is Up » de Yazz, que son duo Coldcut a produit, pour s’occuper des projections visuelles. Poissons sur les murs, papiers fluorescents au plafond, fractales hypnotiques, le lieu devient un aquarium immersif où l’on plonge la tête la première dans la musique. Plus de quatre cents personnes s’entassent dans ces tea-dances d’un genre nouveau, où le thé est corsé au LSD. Un participant jure avoir vu un dauphin nager dans les projections.

La chill-out room, autrefois petite sœur du dancefloor, devient le cœur du réacteur. On ne danse plus, on s’allonge et on écoute. Aphex Twin, remplaçant Dr. Atmo à la dernière minute, livre un set hallucinant de drones, sons tirés du BBC Radiophonic Workshop et musique concrète. Alors que l’acid house se durcit et que les BPM grimpent en flèche, les Telepathic Fish, qui s’étirent sur plus de quinze heures, choisissent la décélération. « C’était une réponse à la vitesse de la techno, explique Kevin Foakes à DJ Mag. Pas contre, mais à côté. » Les sets mêlent ambient planant, trip-hop, house ralentie, space disco, échos dub, krautrock, BO de films, électro chloroformée et pionniers du minimalisme. On y croise Global Communication, Brian Eno, Spacetime Continuum, Steve Reich, Tranquility Bass ou les premiers disques de Warp. La musique devient liquide, flottante, souvent improvisée, comme un trip éveillé.

La suite à lire dans le Tsugi nº184 : « Quand les dents racontent la musique »