Durant la décennie 1990, le photographe Olivier Degorce a compulsivement shooté les coulisses de Radio FG. Catalyseur de la jeune scène électronique, la radio était alors une ruche où l’on croisait DJ, musiciens, animateurs et autres passionnés de cette culture en devenir. De ses archives photo, il a tiré Radio FG, un beau livre racontant cette épopée en images et en entretiens avec les principaux acteurs de cette antenne sur laquelle a débuté toute la génération de la french touch. Plus que le portrait d’une radio, celui d’une époque.
« On écoutait Radio FG en continu, son influence a été considérable sur tout le mouvement électronique. C’est une radio qui a défendu non seulement les droits des personnes LGBT, mais qui a aussi permis à la french touch de se développer, à Pedro Winter de rencontrer les Daft Punk lors d’une émission et à toute une génération de DJ, de journalistes ou encore d’organisateurs d’événements d’émerger. Radio FG a défendu ce mouvement corps et âme, sans distinction, avec une grande humilité et une immense ouverture d’esprit. »

Artiste, musicien, photographe, Olivier Degorce est tombé dans le chaudron électronique à la fin des années 1980 et ne s’en est jamais vraiment remis. « Quand j’ai écouté les premiers disques d’acid house en 1987, j’ai pris une claque. Cette musique ne ressemblait à rien de connu, elle impliquait le corps, alors qu’à l’époque on écoutait plutôt la musique de manière cérébrale. Elle réunissait tout ce que j’avais pu entendre auparavant. Je me suis mis à la photographier. Je sortais beaucoup, en rave, au Rex Club, toujours avec mon petit appareil photo sous le bras. »
Sans discontinuer, il shoote ce qu’il a sous les yeux, les DJ, les soirées et les bureaux de Radio FG, qu’il fréquente assidûment. « À partir de 1993, ma vie s’est organisée entre Coda (premier magazine français consacré aux musiques électroniques, créé cette année-là, ndr), Radio FG, les fêtes, chez moi et le labo photo. Quand j’allais dans une soirée, je ramenais deux ou trois rouleaux de photos, je passais chez Coda voir s’ils avaient besoin d’une image. Quelqu’un de FG laissait des messages sur mon répondeur pour me dire que tel ou tel DJ venait et que je pouvais passer prendre des photos rue de Rivoli, dans cet essaim où ça bougeait dans tous les sens. »
À la fois témoin et acteur d’une décennie où c’était « un vrai choix d’écouter de la musique électronique tant elle était décriée – on passait pour des jobards d’aimer ça », Olivier Degorce se souvient d’une époque traversée d’un fort esprit de solidarité entre les acteurs de la scène qui « vivaient la nouveauté en temps réel. » La dernière révolution musicale du XXe siècle s’écrivait au cœur d’une petite scène où tout le monde se côtoyait, en particulier entre les murs de Radio FG.
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« La porte était ouverte, tout le monde passait, parfois seulement pour récupérer des flyers. L’époque était à l’improvisation et le contact humain primait. »Vingt-cinq ans après la fin de cette décennie de tous les possibles, Radio FG a délaissé l’underground pour devenir plus commerciale, mais le souvenir de ces années est resté vivace dans l’esprit du photographe. « J’avais sincèrement envie de rendre hommage à cette époque de FG. Je craignais qu’un jour on oublie son rôle essentiel. J’ai commencé par faire deux-trois maquettes avec des photos de la radio prises au fil des ans, sans calcul ni préméditation, puisque je me disais à l’époque que je ne les montrerai jamais. »

De fil en aiguille, les idées de maquettes deviennent un livre de 460 pages réunissant près de 400 photos, dont une majorité d’inédites, accompagnées d’entretiens avec les animateurs et personnages centraux de la station qui racontent leurs années 1990. « Ce livre n’est pas là pour dire que c’était mieux avant, conclut le photographe. C’était différent, une autre manière de vivre, avant Internet, avant les téléphones portables, qui n’arriveront qu’à la fin de la décennie. » Une période « géniale », quand « La radio des scotchés », l’un de ses slogans, offrait la bande-son de nos nuits et de nos jours.
After à l’hôpital Saint-Louis (1992)

« Je n’allais pas dans les soirées en reportage. Je les vivais de l’intérieur, j’étais un raveur, mais qui avait son appareil sur lui. Les fêtes étaient souvent illégales et je photographiais pour moi, je n’envisageais pas de montrer ces images. Je trouvais très beau de prendre des photos qui n’allaient servir à rien. Un jour de 1992, je me suis retrouvé à un after à l’hôpital Saint-Louis. Jérôme Pacman (DJ et producteur parisien, l’un des piliers de la scène française durant toute la décennie 1990, ndr) m’a raconté que les organisateurs avaient fait passer le matériel à travers un trou dans le mur qui donnait sur la rue, et qu’ils avaient envahi cette salle en réfection ou abandonnée.
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Vers 11 h du matin, deux policiers ont débarqué pour arrêter cette fête totalement illégale. Ils sont sortis de nulle part et je les ai suivis en prenant quatre ou cinq photos, puis je me suis planté devant eux. J’avais un objectif de 50 mm, donc je n’étais vraiment pas loin d’eux, mais ils ne m’ont jamais vu. Pourtant, comme le silence s’était fait, ils ont dû entendre le déclencheur de l’appareil. À l’époque, la police ignorait tout de ce mouvement, alors ils ont dû mettre une contredanse parce que l’on n’avait pas le droit de faire du bruit ou d’investir un lieu de cette manière. Les deux DJ qui jouaient, Patrice et Fabrice, entouraient les flics avec perplexité, leur dernier disque à l’arrêt sur la platine. C’est l’un des hymnes de l’époque, « Give Your Body » de Random XS, sur Djax-Up-Beats. »
DJ Pierre (1994)

« Quand je prenais les Américains en photo, je savais déjà qui ils étaient et que, par exemple, DJ Pierre était celui qui avait créé l’acid house en tripatouillant sa TB-303. Freddy Fresh avait dit un jour à Patrick Rognant : « Je vais te filmer ou je vais t’enregistrer en train de m’interviewer parce que je trouve ça hallucinant qu’une radio s’intéresse à nous. » Et oui, ils trouvaient certainement étonnant de débarquer en France, d’être invités, de venir jouer, puis d’être photographiés. Pour qui ? Pourquoi ? Personne ne m’a jamais demandé pourquoi je les prenais en photo, mais je sentais bien qu’ils n’en avaient pas l’habitude. C’étaient des gens comme tout le monde. Ils n’imaginaient pas se retrouver dans un magazine, je ne pense pas qu’ils se voyaient réellement comme des artistes. »
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Gay Pride (1989)

« Un jour de juin 1989, je découvre qu’il y a la Gay Pride. J’apprenais encore les balbutiements de la photo, j’avais juste un Nikon F3. J’ai remonté le cortège de Concorde jusqu’à Bastille, ce qui me permettait de photographier les gens de face. J’étais bien chaud. Et ça a donné mes premières photos, avec ce happening d’Act Up, dont c’était la première sortie en manif’ peu de temps après sa création en France. Sur d’autres images que j’ai prises ce jour-là, on voit le char de Future Génération, la radio qui n’était plus Fréquence Gaie (le premier nom de Radio FG, ndr) et pas encore Radio FG (elle le deviendra en 1992, ndr). Ces clichés sont assez emblématiques de l’époque, les chars étaient bricolés, c’étaient des 4L avec des bâches dessus, mais c’était festif. »
Patrick Rognant (1992)

« Patrick Rognant est une figure emblématique de la radio, il m’a toujours impressionné par sa culture musicale. C’était un punk, avec de solides références électro synthétique et rock. En 1990, il avait déjà 32 ans, il était présent depuis 1981 sur Fréquence Gaie et a pris le virage musical électronique avec FG. Dans son émission « Happy Hour » il annonçait les soirées, tous les jours de 18 à 19 h (il avait aussi « Rave Up », son émission du week-end).
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À l’époque, à part les flyers – mais il fallait les trouver –, Radio FG et l’émission de Patrick Rognant étaient le meilleur moyen de se tenir au courant des soirées. C’est lui qui donnait les points de rendez-vous, le numéro des infolines (lignes téléphoniques qui communiquaient toutes les informations pratiques pour se rendre à une soirée – lieu, itinéraire, etc., ndr). Sans Patrick Rognant, la radio n’aurait pas été la même. Merci Patrick. »
Henri Maurel (1996)

« Une photo d’Henri Maurel (président de FG de 1992 jusqu’à son décès en 2011, ndr) prise au débotté dans son bureau le lendemain de la mort de François Mitterrand, en janvier 1996. Henri est celui qui, au début des années 1990, a repris Fréquence Gaie, une radio communautaire un peu laissée à l’abandon, pour la transformer en Radio FG. C’est à son initiative que se crée une dynamique autour de la musique électronique. C’est lui qui décide d’emprunter cette voie, avec Patrick Rognant qui l’initie à cette musique. Henri était quelqu’un de très attachant, très entreprenant, ouvert, particulièrement vif, qui entretenait un lien privilégié avec chacun.
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Quand il rencontrait quelqu’un dans un couloir, c’était pour le brancher sur quelque chose, il avait tout de suite une idée qui fusait. Il drivait tout le monde d’une manière à la fois très légère et très pointue. Il reflétait parfaitement FG : c’était le gros bordel, mais ça marchait. Et c’était finalement très pro. Tout le monde bossait. Henri sentait tout de suite chez les gens ce qu’ils pouvaient apporter, et il les entraînait avec lui. Il voulait élever la culture électronique, qu’elle devienne une culture au sens large, en l’amenant hors les murs de la radio, notamment à travers les expositions Global Tekno, en réunissant les graphistes, les photographes, les performers… Il a été l’initiateur de la Techno Parade, du Pacs… Il était sur tous les fronts. »
Jeff Mills (1993)

« La première fois que Jeff Mills est venu jouer en France, en mai 1993, à l’Abbaye Royale du Moncel dans l’Oise, c’était pour une rave organisée par le magazine Coda pour la sortie de son premier numéro et montée par Michel Pilot et Paulo Fernandes (fondateur de Coda, ndr). Ils avaient dit au responsable des lieux que c’était une fête pour une école de commerce. C’était un endroit magnifique, mais je ne sais même plus comment on est arrivés là-bas. Il y avait un sacré plateau, avec Liza ‘N’ Eliaz, Jeff Mills, Didier Sinclair, RadioMentale… J’ai un très bon souvenir de l’Abbaye, mais, pour moi, cela reste une fête en noir et blanc parce que je n’ai pas fait de photos en couleur. »
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Picture disc paella (1994)

« Cette photo d’un picture disc espagnol orné d’une paella, prise en 1994, est assez emblématique de mon travail à Radio FG : c’était le disque d’un groupe de techno de Valence un peu pouet pouet, qui était venu un jour dans les studios, et j’avais trouvé ce visuel génial. C’est le cliché que j’ai le plus vendu. Tout le monde veut cette photo. »
Jean-Yves Leloup (1995)

« Jean-Yves Leloup dans les studios de FG. On voit rarement l’intérieur d’une radio et FG, c’était quand même fait de bric et de broc, avec la moquette à moitié décollée. C’était le bordel, mais c’était marrant. Il faisait chaud lorsque j’ai pris cette image, il y avait du bazar, on voit un Minitel, des fils qui pendouillent, des papiers partout. »
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Christophe Vix (1996)

« Christophe Vix a travaillé à Radio FG de 1993 à 2000, mais personne n’a jamais su comment qualifier son rôle. Il était un peu un couteau suisse, directeur artistique, chargé des relations publiques, programmateur, il faisait tout. C’était une sorte de pivot entre les gens de la radio, les médias… Il était aussi là pour aider ceux qui arrivaient. »
Jeff Mills (1994)

« Jeff Mills en 1994, tout juste sorti de l’avion, une pile de disques sans pochettes dans ses bagages, hyper bien sapé comme toujours, très classe. Et le voilà qui vient mixer sur la table de camping bleue d’Henri Maurel dans les premiers bureaux de FG, rue Rébeval à Belleville. C’était un appartement qui avait été transformé en studio. La même année, j’avais pris Dave Clarke en photo dans la cour tellement les locaux étaient pourris. Jeff Mills était le DJ qui intriguait le plus Patrick Rognant, parce qu’il avait une technicité redoutable. On le voit sur l’image : il a jeté le disque qu’il vient de jouer, il est sur un nouveau, il a calé le suivant et cherche déjà le prochain. »
Sextoy (1997)

« Une photo prise à la radio un après-midi alors que Sextoy (DJ parisienne décédée en 2002, qui s’est notamment illustrée au Pulp – cf. Tsugi 103, ndr) était en train de mixer. Sextoy est dans tous mes livres. Je ne la connaissais pas extrêmement bien, ce n’était pas vraiment une amie, mais j’aimais bien son côté punk et son éclectisme.
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On a passé une ou deux soirées ensemble au Pulp, je suis allé la photographier chez elle. Elle est morte trop jeune, mais je ne sais pas pourquoi. Je n’ai jamais compris l’histoire… J’aime ce portrait, car il est assez calme, pas survolté comme lors d’une fête. Quand je passais l’après-midi à la radio, il y avait toujours un DJ qui était là, j’avais mon appareil, on faisait une photo. C’était aussi simple que cela. »


























































































































































